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Confessions d'un voleur

Début 2000, avec trois proches, j'ai créé ce que les magazines appellent une start-up (pour en créer une, il faut avoir une idée simpliste applicable à l'Internet mais qu'on complique à loisir pour avoir quelque chose à vendre à ses clients). Et depuis, je suis vraiment devenu un voleur. Bien sûr la société ne va pas me condamner pour ça. Non. Elle va au contraire admirer la performance de la «jeune pousse», me considérer comme un entrepreneur courageux de la net-économie, me tresser quelques lauriers, voire me remercier de mon action en faveur des plus démunis.

Aujourd'hui, je vends des noms de domaine sur Internet. Un nom de domaine, c'est ce qui sert à identifier un ordinateur sur l'Internet. Quand on vous propose d'aller visiter www.machinchose.org on vous indique un nom d'ordinateur (www) qui se trouve dans le domaine machinchose.org et qui contient ses informations que vous pouvez consulter sur le Web. Sans un nom de ce genre, un ordinateur ne peut être consulté qu'en utilisant un numéro, par exemple 212.73.209 251. C'est nettement moins parlant et beaucoup plus difficile à mémoriser. Alors pour simplifier, on donne des noms aux ordinateurs qui contiennent de l'information publique. Ce qui nécessite, bien sûr, une base de données qui soit capable de retrouver un numéro à partir d'un nom et qui soit unique et accessible de n'importe où.

Pendant des années, ce système a fonctionné grâce à un organisme de droit public financé par le gouvernement américain. L'Internic - c'était son nom - se chargeait de faire fonctionner la base de données et chacun pouvait y ajouter le nom de domaine de son choix, gratuitement, selon la règle du premier arrivé, premier servi. Puis vint le temps de l'ouverture de l'Internet au grand public en 1994 et la fin des subventions gouvernementales au profit du seul marché. Et là, surprise, une agence publique (qui gérait gratuitement ce qu'il faut bien appeler une ressource mondiale unique) fut transformée en entreprise commerciale (Network Solutions Inc., ou NSI), sans que quiconque s'en émeuve particulièrement, et se mit à vendre cinquante dollars par an (puis trente-cinq dollars par an, dans un fantastique élan de générosité) ce qui était totalement gratuit peu de temps avant. Et pour son seul profit.

Je dois livrer un chiffre qui, s'il n'est pas confidentiel, mérite cependant le détour. Le coût réel de l'enregistrement d'un nom dans la base de données mondiale, y compris le coût de fonctionnement d'une telle base, a été évalué en 1999 à... trente cents. Des chiffres comme ça, je pourrais en donner beaucoup. Par exemple, si on estime que le nombre de domaines enregistrés par NSI s'élève, en moyenne mensuelle, à quarante mille, le bénéfice de cette entreprise pour les cinq dernières années tourne autour de... quatre-vingts millions de dollars. Et encore, ce chiffre est-il une estimation basse, quand on sait que NSI a été racheté en 2000 par une autre net-entreprise pour la modique somme de vingt et un milliards de dollars. Et pourtant, NSI vend du vent, tout comme moi.

Si vous vous contentez de taper «machinchose» dans la fenêtre de saisie de votre navigateur, ce dernier ira tout seul chercher l'ordinateur nommé www.machinchose.com. C'est pour vous aider à aller plus vite, faites-nous confiance, disent-ils. Mais d'où sort ce.com sinon d'une décision, prise en son temps par Netscape et d'autres, de privilégier cette terminaison somme toute ni plus ni moins claire que n'importe quelle autre terminaison? De nulle part.

Techniquement, il aurait été tout aussi simple et viable de créer autant de terminaisons qu'il existe d'activités économiques. Sans entrer dans le débat des terminaisons (on dit TLD pour top-level domain) nationales (telles que.fr pour la France ou.be pour la Belgique), et puisque le réseau ne connaît pas de frontière, on aurait fort bien pu décider de disposer dans toutes les langues et avec une seule et même base des terminaisons comme.mag pour les magazines, ou.bank pour les banques. Le seul inconvénient pour les internautes aurait été l'obligation de taper cette terminaison. Un gros effort, mais qui aurait du même coup fait disparaître la pénurie artificielle des noms dans le TLD.com, dans lequel chaque entreprise du monde espère disposer de son propre nom et est prête à payer des sommes folles pour l'obtenir ou le racheter au petit malin qui l'a déposé avant elle. Une pénurie artificielle donc, parce qu'on ne peut enregistrer un nom dans.com qu'une seule et unique fois. Et que ce nom ne peut diriger que sur un seul et unique ordinateur.

Il y a donc un système qui crée une pénurie volontaire, en poussant chaque entreprise à enregistrer dans un seul et unique TLD ce qui fait son identité sur le réseau des réseaux. Et dans le même temps on constate que quelques commerçants font des bénéfices en proposant aux entreprises d'enregistrer pour elles ce nom si important, même si elles n'ont aucune envie d'aller sur l'Internet. Mais au moins éviteront-elles que des homonymes leur fassent de la concurrence sur ce marché de l'avenir.

Comment s'étonner dès lors du succès du système? Tout au plus peut-on s'interroger sur le fait que cette ressource unique et mondiale soit vendue par une entreprise commerciale américaine et non pas par un organisme sous l'égide de l'ONU, par exemple. Mais le marché est tellement plus efficace... Efficace au point qu'un beau jour, le gouvernement américain décida qu'il était insupportable de voir une seule entreprise, choisie par lui-même quelques années plus tôt, disposer d'un tel pouvoir sans partage. Les autorités américaines décidèrent d'ouvrir ce marché succulent à la concurrence. Un comité (l'ICANN) fut donc nommé qui devait décider de qui allait pouvoir concurrencer NSI. Rendons grâce à ce comité, à ce jour, il n'a rejeté aucune des demandes de ces futurs registrars (c'est le nom donné à ces notaires chargés d'enregistrer les noms de domaine) qui lui ont été faites.

Et parmi ceux que l'ICANN a choisis pour participer à ce jeu, il y a une petite SARL bien française, Gandi, créée pour l'occasion par quatre fous qui ne comprenaient pas que l'on puisse vendre aussi cher un objet somme toute totalement virtuel. Et moi je suis l'un de ces fous qui, depuis plus d'un an maintenant, vend du vent lui aussi. Ce que NSI vend toujours trente-cinq dollars, Gandi le vend douze euros, après l'avoir acheté au prix de gros (six dollars) à NSI. Et ça rapporte énormément, de vendre du vent. Pour quelques mois de travail de développement et de mise en place d'ordinateurs reliés à l'Internet (un investissement qui se chiffre, soyons généreux, à une centaine de milliers d'euros), cette petite entreprise avait déjà fait un bénéfice net de près de trois cent mille francs pour son premier mois d'existence. Un bénéfice qui couvrait déjà les dépenses prévues pour l'année en cours, et qui ne pouvait que grimper au fur et à mesure du développement du marché.

Une entreprise de cinq personnes (disons neuf en comptant les associés) qui, à la fin de sa première année d'existence, a dégagé un bénéfice d'environ un million d'euros. Une entreprise qui, âgée de moins d'un mois, avait déjà reçu une offre de rachat pour cent millions de francs. Une entreprise qui fut créée à partir d'une idée simple: offrir un service équivalant aux autres pour beaucoup moins cher, en économisant sur le matériel et sa mise en œuvre, en utilisant nos compétences pour contraindre la concurrence à s'aligner sur des tarifs qui lui feraient perdre de l'argent, avec comme but avoué de faire passer tout ce système inique et dépassé aux oubliettes de l'histoire.

Pourtant, il y a de quoi pleurer, quand quatre idéalistes qui décident d'entrer dans un marché pour le casser de l'intérieur se voient contraints d'accepter les chauds remerciements de leurs clients qui les assurent de leur totale reconnaissance. Il y a de quoi pleurer quand on voit que seuls quelques-uns de nos concurrents récents ont choisi d'aligner leurs prix sur les nôtres, quand les plus gros continuent de vendre bien davantage que nous en pratiquant une publicité éhontée, en allant jusqu'aux limites (et parfois en les dépassant) du contrat qui les relie à l'ICANN pour refuser à leurs anciens clients le droit de les quitter.

Il y a de quoi rire, aussi, quand on sait que Gandi a, en un mois, vendu plus de domaines que n'en ont été créés en cinq ans dans.eu.org, une initiative qu'un de mes associés a mise en place au moment où les noms de domaine sont devenus payants, pour permettre à n'importe qui de disposer d'un nom de domaine gratuitement7.1. À croire que nul ne veut obtenir gratuitement ce qui peut être acheté. Car quelle différence peut-il bien y avoir entre un bidule.com et un truc.eu.org sinon quelques lettres sans importance?

Je suis un voleur. Je vends des noms de domaine. Je gagne beaucoup d'argent en vendant à un public qui n'y comprend rien une simple manipulation informatique qui consiste à ajouter une ligne dans une base de données. Et je vais gagner bien davantage encore quand, la pénurie artificielle ayant atteint son but, le commerce mondial décidera d'ouvrir quelques nouveaux TLD qui attireront tous ceux qui ont raté le virage du.com et qui ne voudront pas rater le virage suivant. Ce qui était inenvisageable il y a cinq ans va le devenir. Il ne reste plus guère de noms courts à vendre dans ce.com surchargé, il est donc temps d'ouvrir de nouvelles possibilités de nommage qui relanceront un marché dont on voit à quel point il est rentable.

Cette année, l'ICANN a autorisé la création des nouveaux.biz et.info. Quelle bonne nouvelle! Toutes les entreprises pourront disposer d'un nouveau nom sur l'Internet, dans un domaine tout neuf et entièrement disponible. Toutes les entreprises qui ont déjà un.com vont se précipiter pour acheter le.biz et le.info correspondant et donc, à très court terme, ces nouveaux TLD seront tout aussi surchargés que les anciens. Bien sûr, tout cela ne sert à rien. Sauf à faire gagner beaucoup d'argent à tous ceux qui participent à ce marché juteux. De l'argent... Et du pouvoir aussi.

Car il existe, et c'est presque unique sur l'Internet, un lieu central de pouvoir. Un très petit pouvoir c'est vrai - après tout, il ne s'agit que de noms - mais il concentre toutes les luttes, tous les enjeux de pouvoir. On trouve à l'ICANN des représentants des gouvernements de tous les pays industrialisés. C'est bien le moins. On y trouve aussi quelques techniciens et l'ICANN a même fait élire quelques-uns de ses membres (qui n'ont depuis jamais pu participer à aucune décision) par une espèce de suffrage universel mondial, c'est dire comme tout ça est beau, démocratique et parfait. Américain, quoi. Et comme tout ça est très à la mode, l'Union européenne a récemment décidé qu'elle voulait, elle aussi, un lieu où exercer un peu de pouvoir. Comme l'Amérique. Alors elle a demandé à l'ICANN la délégation d'un nouveau TLD, le futur.eu qui existera bientôt et qui, dès à présent, est l'objet de luttes de pouvoir dans lesquelles le présent livre, je l'espère, joue un petit rôle. L'Union européenne ne sait pas très bien de quoi il s'agit. Tout ce qu'elle sait, c'est qu'il lui faut du pouvoir sur Internet avec un TLD bien à elle. Ainsi, elle pourra choisir qui pourra créer des domaines dans.eu et décider les règles qui régiront ce que l'on nomme déjà l'espace de nommage européen.

Enfin, officieusement. Officiellement, bien sûr, la motivation des institutions européennes est d'aider le commerce électronique à se développer en Europe. Comme si le.com et le.biz n'étaient pas assez bons pour les entreprises européennes qui, les pauvres, seraient contraintes de se fondre à l'intérieur d'un TLD mondial. Le.eu, voilà cet instrument indispensable à l'émergence d'un esprit européen... Sans un.eu, comment faire pour développer le commerce électronique en Europe? De toute façon, ça fera toujours plus d'argent pour les registrars et l'ICANN.

Pourtant, l'idée de voir un organisme tel que l'Organisation internationale de standardisation (ISO) uniformiser le système et vendre, au nom de l'ONU, cette ressource mondiale unique fait peur. L'exemple de gestion des TLD nationaux (comme.fr) a en effet montré à quel point les administrations étaient inadaptées à la gestion d'un outil aussi rapide. Ainsi, pour créer un nom dans.fr, il faut envoyer une copie papier d'un extrait de K-bis à son fournisseur d'accès qui, seul, peut demander à l'organisme national, l'AFNIC, la création du domaine tant espéré. Sachant que ce service coûte entre soixante-quinze et cent cinquante euros l'heure, on comprend que nombre d'entreprises se contentent de l'interface web qui permet de créer directement tout ce que l'on veut dans le.com. Pour ces particuliers également, la multiplication des formalités administratives et les coûts d'accès sont des obstacles quasiment insurmontables à la libre dénomination de leur site personnel.

Ces formalités pénibles ont évidemment une raison d'être. Enfin on l'espère, tout en se demandant pourquoi l'autorité belge du.be, qui avait les mêmes pratiques que l'organisme français du.fr, vient de revenir sur des années de formalisme administratif et d'adopter enfin la règle ultralibérale du premier arrivé, premier servi. Officiellement, c'est de régulation qu'il s'agit puisqu'on souhaite, en demandant des preuves d'identité, éviter qu'un tiers ne «vole» le nom d'un autre. Sauf qu'en pratique, le résultat c'est d'abord d'interdire à un particulier d'user du nom d'une entreprise, même s'il s'agit de son propre patronyme. Il s'agit d'abord de protéger le commerce, et lui seul. Alors la critique des pratiques ultralibérales qui, elles, laissent autant de chances à un particulier qu'à une entreprise d'user d'un nom, dans ce cas, est bien mal choisie. On comprend qu'en six mois d'existence, Gandi ait enregistré plus de noms dans.com,.net et.org que l'AFNIC n'en a enregistré dans.fr en dix ans. On a peur enfin quand on lit, sous la plume de la Commission européenne, que la création du futur.eu est prévue pour favoriser l'e-commerce européen. Vous pouvez dès à présent oublier vos projets de vous affirmer en tant que citoyen européen via l'usage d'un TLD communautaire, l'Union européenne qui souhaite devenir plus sociale et moins bureaucratique va bel et bien décider davantage de bureaucratie au bénéfice du seul marché.

Doit-on, au prétexte que le secteur privé semble plus efficace que l'État lorsqu'il s'agit de vendre du vent, laisser agir le marché, sans la moindre contrepartie et alors même que la ressource est unique et limitée? Ne devrait-on pas favoriser l'émergence d'un nouveau système de création de noms de domaine qui soit totalement décentralisé et qui, de ce fait, favoriserait vraiment la concurrence, plutôt que transformer l'ICANN en embryon d'un gouvernement mondial. Si la Commission européenne tient tant à créer un.eu inutile, c'est d'abord pour obtenir une voix de plus au sein du bureau de l'ICANN. Et les enjeux politiques sont encore plus grands que les enjeux financiers.

Les volés du Sud

Après que les pages qui précèdent ont été publiées dans Le Monde7.2, j'ai reçu une proposition sinon rémunératrice, du moins intelligente: Michel Élie (de l'Observatoire des usages de l'Internet) me proposait, puisque les noms de domaine constituent une ressource mondiale, que soit prélevée une taxe sur chaque nom vendu qui servirait au développement de l'Internet dans les pays du Sud. Cette proposition me semble plus intelligente que la vente des TLD des pays les plus pauvres au plus offrant. Gandi a par exemple reçu récemment une proposition d'Andersen pour la gestion du TLD.co attribué à la Colombie. Si je peux comprendre que l'île de Tuvalu ait préféré vendre son.tv national à une entreprise qui lui reverse une part des bénéfices, en théorie pour améliorer le niveau de vie de ses dix mille habitants, j'ai un peu plus de mal à comprendre qu'un pays tel que la Colombie doive se priver d'une part de son identité pour profiter d'un marché qui lui est aujourd'hui inaccessible par manque d'infrastructures numériques. Il me semblerait bien plus équitable qu'une part des ventes des noms de domaine internationaux soit affectée à la mise en place d'une telle infrastructure, permettant non seulement à ce pays de vendre lui-même des noms dans son propre espace réservé, mais aussi de bénéficier d'une part de la croissance et de la liberté d'expression que permet l'Internet.

Parler du gouffre Nord-Sud est hors de mes compétences. Le risque géopolitique que fait peser sur notre monde la disparité entre nos pays et ceux que l'on nomme en développement est une simple évidence. Tout comme m'est évident que la participation à ce fabuleux réseau d'échange de données mondial qu'est l'Internet pourrait permettre à ces pays, s'ils le souhaitent, d'entrer de plain-pied dans l'économie nouvelle, à défaut de pouvoir le faire dans les économies traditionnelles. La participation des pays du Sud à la culture et à l'économie mondiales leur permettrait de s'ouvrir de nouveaux débouchés en sautant directement à l'étape de l'économie dématérialisée sans avoir à passer par les investissements lourds de l'industrie classique (les nouvelles techniques de réseau, particulièrement celles utilisant la radio, permettraient même de se passer d'une infrastructure filaire si chère à mettre en place). Nous avons beaucoup à apprendre de ces pays où, par nécessité économique, la culture du partage et de la coopération est plus développée qu'au Nord.

Sur l'Internet - et j'entends le démontrer plus loin -, plus on partage, plus on s'enrichit. Et qui peut affirmer que ce modèle-là n'est applicable qu'au réseau? Mon projet, c'est justement d'appliquer à la société tout entière des modes de fonctionnement redécouverts grâce à l'Internet. Mon rêve, c'est d'introduire par ce biais et par l'apprentissage du débat, un peu plus de coopération dans un monde qui ne semble plus dirigé que par la compétition.

Au risque de poursuivre l'acculturation déjà bien lancée par la télévision par satellite et qui ne pourra que s'accentuer avec un réseau largement dominé par l'anglais et la culture américaine, faut-il accepter une évolution/révolution de notre monde qui ne concernerait que les jeunes (le fossé avec les plus âgés d'entre nous se creuse également et l'État semble peu pressé de former les aînés à l'usage des nouvelles technologies) des pays riches disposant d'un revenu permettant l'achat d'un ordinateur? Voulons-nous vivre dans un monde où le fossé serait encore plus grand entre la partie la plus favorisée de la population qui aura accès au savoir, à l'expression, et les autres? Ou bien est-ce que, comme moi, vous préférez vivre dans un monde où la croissance du savoir et du bonheur est aussi forte, sinon supérieure, à celle générée par le marché?

Optimiste, je place beaucoup d'espoir dans l'existence des logiciels libres pour le développement des pays du Sud. De la même manière que les médicaments génériques peuvent leur éviter de faire monter le cours des actions des laboratoires occidentaux au prix de la vie de leurs citoyens, les logiciels libres peuvent leur permettre d'assurer leur développement informatique sans dépenser leurs faibles ressources pour engraisser encore davantage tous les Microsoft de la planète. On peut difficilement compter sur une entreprise commerciale pour adapter ses logiciels à la langue d'un pays du tiers monde: pas assez rentable. Mais la rentabilité n'étant pas un problème dans le monde du libre, un colonel de l'armée vietnamienne a ainsi affirmé, lors d'une session de formation bénévole de l'Agence universitaire de la francophonie, que son pays «était très favorable aux logiciels libres parce que nous pouvons les adapter à nos besoins, en particulier pour la langue7.3». À condition cependant que le tiers monde accepte de croire que l'Occident peut lui offrir quelque chose sans arrière-pensée. Un correspondant marocain me disait il y a peu que des parlementaires et des hauts fonctionnaires de son pays invités à une démonstration de Linux avaient eu bien des doutes à ce sujet7.4. Non seulement il avait dû faire sa conférence en français (parce que la langue arabe manque des termes techniques nécessaires), ce que certains ne lui ont pas pardonné, mais en plus, la principale réaction du public à son exposé fut: «Il est impossible que, de nos jours, il puisse y avoir quelque chose de gratuit, il y a nécessairement des buts non avoués.» Certes on obtient souvent ce genre de réaction quand on parle de logiciel libre, y compris en Occident, mais chez nous, elle est plutôt motivée par la pensée unique capitaliste. Or en l'occurrence, l'interlocuteur de cet informaticien marocain n'arrivait pas à imaginer que l'Occident puisse être source «de bien». On mesure en effet la difficulté à faire passer le message de la coopération dans des pays qui ont déjà tant souffert de l'ingérence et des «cadeaux» du Nord... Pour d'autres, heureusement, la question ne se pose pas. Ainsi, les chercheurs de l'Institute of Physics de Bhubaneshwar, en Inde, n'ont pas été touchés par l'embargo décidé par les États-Unis après les tests nucléaires indiens. Ils n'avaient plus le droit d'acheter de logiciels à Microsoft mais, comme ils utilisaient uniquement le système d'exploitation libre Linux...

Les logiciels libres permettent l'indépendance face aux commerçants et à l'OMC. Et même si le Burkina Faso dispose en tout et pour tout d'une seule liaison par satellite avec le reste de l'Internet - c'est dire à quel point il est dépendant du fournisseur de cette liaison - il reste de toute façon des solutions techniques libres comme UUCP (un vieux protocole qui permet, entre autres, l'usage du courrier électronique et des forums de discussion, d'ordinateur à ordinateur, grâce à des modems connectés directement par téléphone). Ces solutions sont fiables, bon marché et, bien qu'anciennes, elles permettent à des pays entiers de recevoir du courrier électronique et de participer aux forums de discussion.

Les techniques hertziennes à haut débit sont également porteuses d'espoir car ce type d'infrastructures est parfaitement adapté à des territoires faiblement industrialisés. Et si l'Ardèche (dont le profil montagneux ne permet pas la mise en place de réseaux de communication modernes rentables en termes économiques) envisage de se doter d'un tel réseau pour mettre en place à moindre coût un accès rapide à l'Internet, on voit bien que ce genre de solution pourrait donner un vrai coup de fouet au développement de l'Internet en Afrique, qui n'a pas ou très peu d'infrastructures de téléphone filaire classique. Sans parler des réseaux numériques nécessaires pour disposer de l'Internet. Haïti a déjà choisi cette solution, sur un territoire qui, lui aussi, se prête mal à la pose de fibres optiques.

Encore faudrait-il que les pays riches cessent de profiter de leur avance pour se tailler la part du lion et que l'on arrête de réserver la très grande majorité des adresses IP (ces numéros auxquels correspondent les noms de domaine) à l'Occident - alors que leur nombre est techniquement limité et fini. Mille cinq cent trente-six adresses sont prévues pour le Vietnam alors qu'une entreprise de la taille de Gandi en dispose de deux cent cinquante-cinq, soit autant que... le Cameroun en 1998.

Encore faudrait-il que les pays pauvres aient les moyens humains et matériels de leur développement informatique. Si nos contrées peuvent compter sur l'informatisation croissante des particuliers pour faire émerger de leur jeunesse les techniciens de demain, on voit mal comment des pays ayant un taux d'alphabétisation très faible pourront apprendre à leur jeunesse à se servir d'un clavier. Et il serait trop long et trop coûteux d'attendre le développement de systèmes de reconnaissance vocale réellement fiables pour que nos frères du Sud puissent s'informatiser eux aussi. Mais là se pose la question des ressources car avant de savoir utiliser un clavier d'ordinateur, il faut pouvoir en acheter un. On pourrait naïvement croire qu'avec la vitesse d'obsolescence du matériel informatique7.5, un vaste réseau de redistribution de nos vieilles machines abandonnées se soit mis en place. Bien que techniquement dépassées, elles restent en effet parfaitement utilisables, surtout avec les logiciels libres dont l'évolution n'est pas dirigée par le commerce et qui, du coup, fonctionnent plus longtemps sur du matériel ancien. Mais non, nous préférons garder nos vieilles machines.

Et même si ça se faisait, et même si on voyait un vaste mouvement populaire se mettre en place pour envoyer (en plus de sacs de riz) du matériel informatique dans les pays du tiers monde, ça ne suffirait sans doute pas. Ces ordinateurs étant fabriqués en masse et selon des normes destinées à les faire fonctionner dans des pays tempérés et disposant d'un réseau électrique relativement fiable, ils ont tendance à tomber en panne dès qu'ils sont soumis à un environnement un peu plus rude que le nôtre. Ce n'est pas pour rien que nos salles informatiques sont climatisées et parler de climatisation à un habitant du Burkina Faso qui a déjà bien du mal à trouver de quoi se nourrir serait indécent. Sans parler des problèmes d'humidité ou de poussière (au Cambodge, selon le responsable d'un centre de formation local, c'est la poussière qui est responsable de la plupart des pannes informatiques), voire de la maintenance et du dépannage. Faute d'infrastructure commerciale et d'entreprises spécialisées, l'Institut polytechnique de Yaoundé, au Cameroun, s'est retrouvé sans accès à l'Internet pendant plusieurs mois parce que la fibre optique traversant le campus était cassée et que personne n'avait le matériel pour la réparer. Prévoir des ordinateurs résistant aux pannes et en assez grande série pour qu'ils soient accessibles aux pays en développement, voilà une des pistes qu'il faudrait suivre. Mais à quoi bon rêver quand, justement, c'est sur la fragilité du matériel que repose une partie importante du marché informatique?

À quand des plans internationaux de formation et de transfert de compétences? À quand des ordinateurs et des réseaux prévus pour fonctionner dans un cadre un peu plus mondialiste et un peu moins mondialisateur? Sûrement pas tant que seul le profit financier guidera les décideurs.



Notes

7.1
Vous pouvez créer gratuitement un domaine dans.eu.org en allant tout simplement sur http://www.eu.org, un service qui existe depuis 1995.
7.2
Laurent Chemla, «Confession d'un voleur», Le Monde, 28 avril 2000.
7.3
On peut consulter le texte de son intervention sur http://www.aupelf-uref.org/programmes/programme4.
7.4
Lire le résumé de la conférence sur http://www.multimania.com/limar/bilan.html.
7.5
Un ordinateur personnel a une durée de vie variant de deux à cinq ans parce qu'il devient ensuite incapable d'exécuter les dernières versions des programmes les plus répandus.

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