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- « The reasonable man adapts himself to the world; the unreasonable one
persists in trying to adapt the world to himself. Therefore all
progress depends on the unreasonable man. »
George Bernard Shaw,
The Revolutionist's Handbook
L'Internet est une invention qui va remettre en question la pérennité
de certaines industries mais également la pertinence de concepts
aussi importants que l'État, la loi et la justice.
D'où, sans doute, l'assourdissant silence politique. Une grande
part de nos sociétés change et va changer encore davantage
dans un futur proche, pourtant nos élus se murent dans l'aveuglement.
Ils débattent entre eux de cet objet qu'ils ont tant de mal
à appréhender, disent et commentent des bêtises, se font
taper sur les doigts dès qu'ils essaient de réguler ce qu'ils
ne comprennent pas et, surtout, ne tentent rien pour intégrer
ces nouveaux outils dans une vision globale du futur. La naïveté
n'explique pas tout.
Splendeurs et misères du CSA
En 1982, les pouvoirs publics ont décidé la création d'un
organisme chargé de contrôler et de réguler les moyens
de communication audiovisuels. Ce fut la Haute Autorité de
la communication audiovisuelle qui devint, en 1989, le Conseil
supérieur de l'audiovisuel. À en croire les textes fondateurs
de cette institution, elle a été créée pour une raison
importante: la rareté des fréquences hertziennes disponibles
pourrait entraîner l'apparition de «médias d'État» par
une mainmise du gouvernement sur les chaînes de télévision
et les radios. Le CSA garantit donc l'égalité des temps de
parole des intervenants politiques dans les médias dont l'influence
sur nous autres pauvres électeurs, est si grande.
Seulement voilà, l'Internet arrive et, avec lui, la télévision
câblée, les satellites, le numérique hertzien et j'en passe.
La rareté se fait rare et les possibilités d'expression publique
se multiplient. Cette évolution devrait logiquement conduire
à la fin des organismes de régulation devenus, de fait, inutiles.
Une démocratie saine se devrait d'abroger les lois encadrant
la liberté d'expression, qui furent utiles en leur temps mais
qui sont désormais inadaptées au monde nouveau. Tout comme
les grands arbres nécessaires à la survie des dinosaures
ont un beau jour disparu, l'Internet a déboulé comme une
énorme météorite dans le ciel de nos dinosaures contemporains.
Mais toute institution qui se respecte a tendance à vouloir
survivre, le CSA comme les autres. Coincé qu'il est dans ses
certitudes, préférant ne pas voir que ses salons d'apparat
sont envahis d'incongrus arrivés là par téléportation,
il ne veut pas mourir.
Il peut soit nier l'évidence, tel un dinosaure-autruche qui
va mourir la tête dans le sable, soit essayer de faire revenir
le monde en arrière, tel un dinosaure têtu qui va mourir
quand même, mais en se battant. Voire les deux, s'il est du
genre autruche têtue.
Donc, les membres du CSA clament qu'il est naturel de réguler
ce média comme les autres et qu'ils souhaitent continuer, là
comme ailleurs, à décider de ce qui peut être dit ou non.
Ils contreviennent de la sorte à la Déclaration universelle
des droits de l'homme qui précise que «tout individu a droit
à la liberté d'opinion et d'expression, ce qui implique le
droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui
de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations
de frontières, les informations et les idées par quelque
moyen d'expression que ce soit».
C'est certainement parce qu'il n'y a pas de frontières dans
le droit à la liberté d'expression que le CSA a organisé,
fin 1999, le Sommet mondial des régulateurs sur Internet4.1
pour discuter des meilleurs moyens de réguler les libertés
sur l'Internet. Lors de la préparation de cette réunion,
il a pu échanger ses expériences avec des représentants
de pays bien connus pour leur profond respect des droits fondamentaux
comme l'Iran, la Turquie, le Gabon, la Malaisie, la Thaïlande,
le Nigeria, l'Angola, le Burundi, la Syrie et le Mozambique...
Le CSA nie l'évidence et se bat, en bon dinosaure-autruche
têtu. Il oublie que sa raison d'être (la rareté des moyens
d'expression publique) a disparu et tente de créer de la rareté
dans un monde pléthorique pour retrouver une légitimité
perdue. Le CSA se bat pour son existence et tant pis si, dans
la lutte, il piétine quelques articles de la Déclaration
des droits de l'homme: tous les coups sont permis quand on joue
sa survie. De fait, l'Internet a rendu le CSA inutile, comme
il a rendu inutiles des portions entières de l'industrie, comme
il va rendre caducs certains des services de La Poste. Il faut
avoir les yeux bien fermés pour l'ignorer. Mais certains ont
les paupières collées et les autres font tout pour éviter
de faire le moindre bruit, de peur de les réveiller. C'est
dangereux un dinosaure qui ouvre les yeux et s'aperçoit qu'il
va mourir bientôt. Nos politiques ne sont pas naïfs, mais
tant que le 20 heures de TF1 touchera plus de monde que l'Internet,
ils se garderont bien de réveiller le dinosaure du CSA en lançant
un vrai débat public. Et ne comptez pas trop sur les médias
classiques, qui sont encore sous la tutelle du dinosaure, pour
prendre la relève.
Rendez-moi mon uvre!
Les politiques et les médias ne sont pas les seuls dinosaures
du monde de l'Internet. Si mon éditeur a tenu sa promesse,
vous pouvez lire ce texte gratuitement sur l'Internet. Si vous
l'avez acheté en librairie, c'est que vous vous êtes fait
voler... une fois de plus. Pourquoi acheter un ouvrage diffusé
librement et gratuitement sur le réseau? Quant à l'hypothétique «juste rétribution de l'auteur»... C'est moi l'auteur, et
si un inconnu pouvait gagner sa vie en écrivant des livres
sur Internet, ça se saurait. On peut gagner sa vie en vendant
des livres, mais sûrement pas en les écrivant!
Si vous êtes naïf au point de croire le contraire, vous
êtes digne d'être victime d'escroqueries de plus grande envergure.
J'ai par exemple un très bel ouvrage de trois cents mètres
de haut, en métal, bien placé sur le Champ-de-Mars à Paris,
à vous vendre pour une bouchée de pain...
Le MP3 n'est pas du piratage
Tout le monde a entendu parler de Napster et du MP3 mais tout
le monde n'a pas compris de quoi il s'agissait. Le MP3 est un
standard public de compression de données audio. Quand une
chanson est numérisée, c'est-à-dire mise en forme pour
qu'un ordinateur puisse la stocker et la relire, elle occupe
beaucoup d'espace sur le disque dur d'un ordinateur. Le format
MP3 permet de diviser par dix la taille d'un fichier musical
en perdant un peu en qualité. Dès lors que l'on est capable
d'imaginer que la musique n'est pas liée à un support physique
particulier et que l'on sait que le MP3 n'est rien d'autre que
l'équivalent numérique de la cassette, du CD ou du disque
vinyle, on a tout compris au phénomène.
Le MP3 ce n'est que ça, c'est dire comme c'est dangereux, surtout
depuis qu'une entreprise, Napster en l'occurrence, a proposé
à tous les internautes qui avaient numérisé leur discothèque
de s'échanger directement les titres de leur collection. C'est
exactement la même chose que les copies de cassettes que vous
faisiez pour vos amis mais sur un autre support. L'échange
de cassettes n'a jamais détruit l'industrie musicale, bien au
contraire, les taxes sur les cassettes vierges ont rapporté
de jolis pactoles à d'énormes conglomérats pesant des milliards
de dollars. Pourtant, les mêmes qui nous annonçaient la fin
de la création musicale quand Philips a inventé la cassette
audio nous annoncent aujourd'hui que le MP3 est un danger. Ce
doit être vrai puisqu'ils le disent!
En juin 2000, une chanteuse américaine assez célèbre (du
moins auprès d'une catégorie d'âge à laquelle je n'ai
plus le plaisir d'appartenir) a lu un long texte parlant des
voleurs et des volés devant micros et caméras. Il était
question des pirates - un terme qui regroupe trop facilement
les industriels du piratage du Sud-Est asiatique et les particuliers
qui s'échangent de la musique - qui volent les auteurs et les
chanteurs. Cette chanteuse s'appelle Courtney Love et son texte
vous ouvrira les yeux si vous pensez que votre fille doit devenir
popstar pour assurer vos vieux jours4.2.
Tout cela procède des tentatives d'intoxication menées par
l'industrie du disque qui tente de nous persuader que les jeunes
qui s'échangent des MP3 vont à terme empêcher les compagnies
de produire de nouveaux auteurs par manque de moyens et les mener
à la faillite. Et leur stratégie réussit. Il se trouve
des gens très respectables (puisqu'ils parlent d'économie
à la télévision) pour expliquer que, pour le marché,
la fusion de Vivendi et de Seagram est dangereuse pour les actionnaires,
parce que justement «nul ne sait ce qu'il adviendra de l'industrie
du disque alors même qu'elle est mise en danger par la diffusion
de musique pirate sur l'Internet». Tel quel. Et ces prédictions
ont fait perdre dix points à l'action Vivendi le jour de l'annonce
de la fusion. C'est dire si aux yeux des analystes financiers
le risque est réel. Bien sûr que l'Internet est dangereux
pour Vivendi!
Ce que dénonce en fait Courtney Love, ce sont les maisons de
disques, pas l'Internet. Chiffres à l'appui, elle démontre
qu'un groupe de rock, même célèbre, ne gagne pas d'argent
lorsqu'il fait un disque. Au contraire, ses membres risquent
d'être endettés à vie, sans même pouvoir se mettre en
faillite personnelle, et surtout leur musique ne leur appartient
pas, leurs producteurs gardent tout. Aux États-Unis, depuis
novembre 1999, la musique d'un artiste est considérée comme
une traduction: l'éditeur paie l'auteur une bonne fois pour
toutes et possède l'uvre à jamais. Grâce à un petit
amendement à une ancienne loi, les majors du disque vont gagner
quelques milliards de plus. Qui vole qui? Puisque c'est un peu
ma spécialité, j'ajouterai un dernier mot sur cette si jolie
loi américaine: elle permet à une maison de production de
déposer le nom d'un de ses artistes comme nom de domaine. Et
donc de voler jusqu'au nom de l'artiste.
Les artistes américains ne sont pas les seuls concernés.
En France, la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs
de musique (SACEM) interdit purement et simplement à ses sociétaires
de diffuser leur musique eux-mêmes sans payer des droits. Patrick
Destrem, un auteur-compositeur indépendant, explique très
bien, sur son site4.3, comment, pour adhérer à la SACEM,
il faut lui abandonner la gestion de ses droits et lui confier
toutes ses uvres. Il est strictement interdit d'être sociétaire
et de diffuser le moindre morceau de musique de son répertoire
par ses propres moyens.
Affirmer que le piratage va empêcher toute création, c'est
faire preuve, au choix, d'un grand humour ou d'une certaine malhonnêteté.
Le MP3 n'est pas dangereux pour les artistes, en revanche l'Internet
et la libre diffusion de la musique par ses créateurs sont
une véritable menace pour l'industrie du disque.
Droits d'auteur et droits de l'homme
Courtney Love n'a pas peur du MP3. L'année dernière, les ventes
de CD audio ont augmenté aux États-Unis, comme tous les ans
d'ailleurs, et pourtant, pendant la même période, il y a
eu plus d'un milliard de chansons téléchargées via le
Net. La diffusion de musique par ce biais crée la demande de
supports traditionnels au lieu de la détruire. Comment croire
le contraire lorsque l'on sait que les maisons de disques se
battent pour faire passer leurs futurs tubes sur les ondes des
radios? On peut entendre la même chanson à la radio dix
fois par jour, diffusée avec l'accord et souvent à la demande
des producteurs, mais les fans n'ont pas le droit de diffuser
leurs tubes favoris sur l'Internet. Où est la cohérence?
Comme tout le monde, il m'est souvent arrivé d'avoir envie d'écouter
une vieille chanson oubliée depuis longtemps. Grâce au MP3
et avec quelques clics bien placés, je peux l'écouter sur
mon ordinateur avec une qualité tout à fait acceptable. Là
où les industriels du disque nous mentent en parlant de manque
à gagner, c'est qu'une fois sur trois, en sortant du bureau,
je me précipite à la FNAC pour acheter le vieil album dont
je viens d'écouter un extrait. Si vous avez acheté ce livre
après l'avoir lu sur votre écran, vous savez très bien
de quoi je parle. Nous avons tous besoin de posséder physiquement
les choses que nous apprécions.
Le MP3 ne fait donc pas perdre d'argent aux maisons de disques
mais les procès contre les adeptes du MP3 leur en font gagner
beaucoup. La légende qui voudrait que les méchants pirates
fassent un jour disparaître les gentils auteurs sert surtout
à convaincre les juges de donner raison aux majors. Ces mêmes
majors qui s'empressent ensuite de racheter les méchants sites
pirates, comme Vivendi avec mp3.com, pour pouvoir faire la même
chose à leur place. Et tant pis si les sites amateurs avaient
versé cinquante-trois millions de dollars à Vivendi Universal
pour faire cesser les procès contre eux. Évidemment, si ce
sont les vendeurs officiels qui se piratent eux-mêmes sur l'Internet,
le MP3 cesse d'être dangereux.
Hervé Rony, président du Syndicat national de l'édition
phonographique (SNEP) affirmait, il y a quelques années, qu'«
au Japon, certaines chaînes diffusent l'intégralité de
l'uvre des Beatles, par exemple, ce qui facilite la copie
et le piratage4.4». Pourtant, d'après un rapport du SNEP, les
ventes d'albums au Japon ont augmenté de 2 % en 1999. Une belle
mesure du «risque majeur pour l'industrie du disque» que stigmatise
Hervé Rony. Le même rapport indique que dans le même temps,
les ventes d'albums ont augmenté de 6 % aux États-Unis et
régressé de 2,5 % en France. C'est donc dans les pays où
l'Internet est le plus développé et, partant, la diffusion
des MP3 la plus importante que les ventes de disques progressent
le plus. L'existence d'un MP3 du dernier titre à la mode induit
forcément des ventes qui n'auraient pas eu lieu s'il n'avait
pas été présent sur l'Internet.
Il y a évidemment de la place pour un marché officiel du
MP3, parallèlement aux sites d'échanges gratuits. Les chansons
que l'on trouve le plus facilement sur les serveurs d'échange
sont bien entendu celles qui sont le plus à la mode. Autrement
dit, celles qui se vendent et qui rapportent le plus aux grandes
maisons. Mais quand un couple d'amis me demande de lui trouver
une dizaine de titres se rapportant au prénom de leur fille
- Adèle - afin de lui offrir un CD personnalisé à son anniversaire,
je suis ravi de pouvoir consulter un site payant et d'acheter
pour quelques euros des titres autrement introuvables. C'est
toujours moins cher que d'acheter dix albums différents pour
pouvoir en fabriquer un seul.
Mais plutôt que de s'adapter à un nouveau moyen de distribution
qui leur rapporte et va leur rapporter beaucoup d'argent, les
multinationales du disque préfèrent se battre pour éliminer
toute concurrence, qu'elle soit ou non gratuite, y compris quand
elle leur fait indirectement la meilleure publicité qui soit.
Ici, c'est comme pour les jeux vidéo: ceux qui sont piratés
sont ceux qui se vendent le mieux. CQFD.
Il reste pourtant une question. Les maisons de disques savent
pertinemment que la diffusion par l'Internet fait augmenter leurs
ventes, elles sont les mieux placées pour évaluer le profit
qu'elles en tirent. Et pourtant elles combattent ce phénomène
de toutes leurs forces, au point de ne pas hésiter à perdre
dix points en Bourse à cause de leurs mensonges. Courtney Love
propose une réponse amusante en se demandant à quoi servent
les éditeurs. À choisir les bonnes uvres, à dupliquer
des albums ou à imprimer les livres, à les diffuser et à
en faire la promotion. Toutes ces choses qui étaient inévitables...
avant l'Internet. Parce que maintenant, qu'est-ce qui empêche
un auteur de mettre en place un système où il sera en prise
directe avec son public, de vendre cent fois moins cher sa musique
à cent fois plus de personnes? Rien, car reproduire un album
sur un support d'enregistrement numérique est à la portée
du premier clic de souris venu, d'autant que le support physique
et son coût ont disparu. En plus, l'auteur est directement
rémunéré. Va-t-on alors vers la fin des éditeurs?
Je ne suis pas naïf au point de croire que le public est capable
de choisir seul les meilleurs auteurs au vu de leur talent et
qu'une large diffusion de la musique par l'Internet simplifierait
son choix. Pour le comprendre, il suffit de comparer l'information
sélectionnée par un journal à celle que l'on peut glaner
en surfant pour constater que le filtre rédactionnel est utile
au public. La raison d'être de ce filtre n'a cependant jamais
été, du point de vue des éditeurs, de fournir au public
ce qui se fait de mieux mais, s'agissant d'entreprises commerciales,
d'assurer leur rentabilité plutôt que de servir l'intérêt
culturel du public.
Si le filtre éditorial est nécessaire, c'est parce que l'espace
disponible est limité. Les bacs des disquaires, les rayonnages
des libraires et les étalages des kiosques ne disposent que
d'une place restreinte. Par définition, ils ne peuvent pas
tout exposer. Mais l'espace électronique, lui, est infini.
Que l'on crée dix millions de bibliothèques virtuelles et
il restera toujours autant de place. Si les rentrées publicitaires
ne permettent de financer qu'un nombre limité de sites d'information,
un site web est d'un coût si faible comparé à un journal
ou à un livre que sa fin n'est pas pour demain.
Quel est alors l'intérêt du filtre éditorial pour un auteur? Entre l'alternative du tout ou rien (soit on est édité,
soit on remballe son uvre au fond d'un tiroir) et une diffusion
mondiale, comment hésiter? À qui profite la pénurie d'espace,
sinon à ceux qui font profession de le remplir et qui sont
aujourd'hui effrayés par celui, infini, de l'Internet? Le futur
verra vraisemblablement naître de nouveaux genres de filtres
éditoriaux. Ils fourniront au public le choix des consommateurs
car ceux-ci les auront définis en fonction de leurs goûts
et de leurs attentes. Un choix qui se fera parmi un nombre d'uvres
encore jamais atteint jusqu'à présent. En suivant ce raisonnement,
simplement objectif, la peur des majors face au MP3 est plus
compréhensible. Une peur irraisonnée, comme toutes les peurs,
parce qu'elle est infondée, parce qu'elle néglige les faits
(qui sont aussi têtus qu'un dinosaure, ne l'oublions pas), parce
qu'elle oublie que pour quelque temps encore, la société
n'est pas prête à passer au «tout virtuel» et que l'objet
physique a encore de beaux jours devant lui.
Mais, à terme, les majors ont raison d'avoir peur parce qu'elles
vont changer à un point tel qu'elles en seront méconnaissables
ou vont tout simplement disparaître. Même si leur combat
contre Napster est - presque - gagné, il est quasiment perdu
contre tous ses avatars comme Gnutella et Freenet. Ces deux systèmes
ont ceci de fascinant qu'ils n'impliquent aucune centralisation
à la différence de leur grand frère (qui nécessitait
que tous les intervenants envoient à un système unique la
liste des titres qu'ils possédaient). Pour détruire Gnutella,
il faudra faire un procès à chacun de ses utilisateurs, soit
à plusieurs dizaines de milliers de personnes dans le monde
entier. Autant dire qu'à ce niveau de décentralisation, Gnutella
est invincible.
Les maisons de disques devront donc s'adapter ou mourir. Et,
le sachant, elles tremblent au point de ne pas hésiter à
dire n'importe quoi. Un représentant de Sony Music a ainsi
pu affirmer sans sourciller à la télévision qu'il fallait
purement et simplement interdire la vente des graveurs de CD
sous peine de faire disparaître les nouveaux auteurs. Autant
dire que l'imprimerie a remplacé l'écriture manuscrite, que
le téléphone a fait disparaître les cafés du commerce,
que la télévision menace le cinéma, que la cassette audio
détruit l'industrie du disque et que l'on devrait verser des
droits à la SACEM chaque fois que l'on chantonne sous la douche.
Ne riez pas, ça viendra! On nous a déjà imposé de racheter
nos albums vinyles pour les écouter sur notre discman sans
que nous ayons quoi que ce soit à dire! Avec les attaques
contre le MP3, on tente de nous interdire de télécharger
ces mêmes titres alors que la loi l'autorise dans le cadre
de la copie privée.
Le phénomène prend même de l'ampleur. Deux cent quatre-vingt-huit
auteurs ont signé, en avril 2000, une lettre commune demandant
aux éditeurs d'interdire le prêt de leurs livres en bibliothèque
tant qu'une rémunération sur ces prêts ne sera pas en vigueur.
On peut donc imaginer un monde dans lequel aucune uvre ne
pourra être mise à la disposition du public sans contrepartie
financière. Nombreux sont ceux qui l'admettent avec impassibilité.
En humble informaticien que je suis, je pose pourtant une question
sans rapport avec mes compétences: d'où viennent ces uvres
sinon du passé commun à toute l'humanité? D'où viennent
les idées, les influences, les imaginations, les imaginaires,
sinon de tout ce qui entoure les auteurs, de notre histoire et
de notre culture commune? De quel droit un auteur (ou son éditeur)
peut-il s'approprier une idée qui n'existerait pas sans la collectivité
tout entière? Pourquoi priverait-on les plus pauvres du droit
minimal de partager les fruits de ce passé en entravant une
diffusion la plus large possible?
Le manque à gagner que représente pour quelques auteurs à
succès le prêt gratuit de leurs livres ou le téléchargement
de leur musique est très largement compensé par la publicité
que cela leur procure. Et quand bien même il n'en serait pas
ainsi, ce n'est que justice que rendre à la collectivité
ce qu'elle vous offre de reconnaissance en permettant une diffusion
gratuite de son uvre. La diffusion des disques en MP3 n'est,
finalement, rien d'autre qu'une bibliothèque de prêt planétaire.
C'est ce moyen-là qu'ont trouvé des gens qui n'auraient pas
accès à toute l'étendue de la culture pour s'y intéresser
suffisamment, pour découvrir de nouveaux territoires musicaux
et pour devenir de futurs passionnés. Le jour où tous les
livres seront numérisés et s'échangeront sur l'Internet
ne verra ni la fin des libraires ni celle des écrivains, tout
au plus un nouvel équilibre des rapports entre les auteurs
les plus médiatisés et ceux dont l'uvre aura le plus de
valeur. C'est ce qui se passe pour les jeux vidéo, c'est ce
qui se passe pour la musique et c'est aussi, j'espère, ce qui
se passera pour toute la culture, quels qu'en soient les supports
physiques.
C'est pour cette raison que j'ai souhaité que ce livre soit
disponible gratuitement sur l'Internet. Et croyez-moi, je n'ai
rien à y perdre et tout à y gagner. Mon éditeur admet sans
hésiter qu'un de ses auteurs puisse diffuser gratuitement son
uvre sur Internet parce qu'il sait qu'ainsi je diffuse mieux
son contenu et assure sa publicité. Vous n'êtes donc finalement
pas tant volés que ça, vous qui tenez une page en papier
entre les mains. Et consolez-vous, lire un livre sur un écran,
c'est très désagréable et ça tue les yeux. Quant à
l'imprimer vous-même, faites le calcul, ça vous coûtera
plus cher que de l'acheter broché. À l'instar du MP3 qui dégrade
le son pour mieux le compresser, l'écrit informatique n'est
pas équivalent à sa version imprimée.
Reste une catégorie de dinosaures un peu particulière: ce
sont les incompétents ou, plutôt, tous ceux dont les compétences,
bien qu'admirablement adaptées à l'ancien monde, sont désormais
complètement dépassées, et, je l'admets, écrire sur les
déconvenues que Suez, OR Télématique, la SNCF mais aussi
Philippe Val ont rencontrées sur l'Internet suscite chez moi
une certaine jubilation, tant ils ont su se mettre à dos les
internautes.
SNCF, c'est possible?...
Notre bonne vieille SNCF est l'exemple même du dinosaure qui
a su évoluer, contraint et forcé, certes, mais qui s'en sort
plutôt bien par rapport à ses cousins.
Un jour lointain, à l'échelle du temps raccourci de l'Internet
s'entend, vint un chercheur du CNRS qui s'aperçut que la Société
nationale des chemins de fer français ne proposait pas la consultation
en ligne de ses horaires, alors que son homologue allemande offrait
déjà gratuitement ce service. Ce chercheur, souhaitant servir
l'intérêt commun, entreprit donc d'écrire le petit bout
de programme permettant la mise en ligne des horaires de la SNCF.
Ce qu'il fit d'autant plus facilement que le logiciel qui servait
à établir les horaires - l'ancêtre du célèbre SOCRATE
- était parfaitement adapté au Web et que, heureuse coïncidence,
notre chercheur en disposait.
Malheureusement, la SNCF fit pression sur le CNRS pour que le
site - hébergé sur l'un de ses serveurs - soit fermé. Le
très cher 3615 SNCF rapportait en termes financiers beaucoup
plus que la seule satisfaction des voyageurs et il n'était
pas question de lui faire concurrence en fournissant gratuitement
des renseignements que le Minitel faisait payer. Que la libre
disposition des horaires puisse apporter de nouveaux clients
ou, tout simplement, satisfaire les clients habituels était
une autre question, relevait d'une autre logique... De la même
logique qui conduisait la SNCF à vendre les horaires des trains
de banlieue dans les kiosques à journaux et à préférer
le profit au détriment de sa mission de service public. Bien
sûr, en utilisant des bouts de programmes et des fichiers qui
appartenaient à la SNCF, le chercheur avait enfreint les règles
de la propriété intellectuelle, la société nationale
préférant le ridicule devant ses homologues étrangères
(comme la SBB qui, de la Suisse, fournissait aux internautes
en manque les horaires des principales lignes de la SNCF) plutôt
que d'utiliser le travail déjà fait pour combler ses lacunes.
Mais peut-on lui en vouloir d'avoir été contaminée par
cette seule logique mercantile alors que prévalaient le profit
maximal et la réduction des coûts de production?
Depuis cette époque, hélas loin d'être révolue, une certaine
logique d'entreprise consiste encore à considérer l'Internet
comme un mode de communication institutionnelle. Combien d'entre
nous, espérant retrouver la documentation perdue de l'aspirateur
acheté l'an dernier, n'y ont rien trouvé d'autre qu'un prospectus
électronique destiné aux investisseurs potentiels? Décidément,
pour certains, l'Internet n'est rien d'autre qu'une galerie marchande
tout juste bonne à afficher de la publicité.
Aujourd'hui, la SNCF a su évoluer, un joli site web propose
non seulement les horaires, enfin disponibles gratuitement, mais
permet également de réserver son billet en ligne. Pourtant,
tout n'est pas gagné car l'entreprise publique est loin d'être
respectueuse des internautes tant elle exploite commercialement
les fichiers nominatifs créés à l'occasion des réservations
en ligne pour envoyer de la publicité par courrier électronique.
Je le sais, j'en reçois. Ces publicités qui, comme toute
publicité par e-mail, coûtent bien plus à celui qui les
reçoit qu'à celui qui les envoie. L'émetteur se contente
d'une connexion à l'Internet pour envoyer quelques dizaines
de milliers de messages, alors que chaque destinataire doit se
connecter pour relever sa boîte aux lettres, payer cette connexion
et le temps de la réception du prospectus. Le courrier commercial
non sollicité est une véritable plaie sur l'Internet. Qui
n'a pas reçu, lors d'une connexion qui en est allongée d'autant
(et donc plus onéreuse), une pub à la noix pour un site pornographique
quelconque? Qui n'a pas reçu des lettres du genre gagnez-beaucoup-d'argent-en-travaillant-chez-vous
qui sont autant d'arnaques pyramidales classiques?
Ce type de publicité représente peut-être quelques centimes
à chaque fois, mais ces centimes, quand ils sont multipliés
par le nombre de ceux qui ont reçu le même message imbécile,
représentent quelques milliers d'euros. Quand ces messages
viennent d'un site qui vend des images pornographiques, c'est
déjà insupportable, mais lorsqu'il s'agit d'une petite entreprise
démarchée par une boîte de marketing direct, elle perd
toute crédibilité et de nombreux clients. Tous ces «spammeurs» (les expéditeurs de ces messages publicitaires, les spams)
se mettent en infraction avec la loi Informatique et Liberté
qui interdit qu'un fichier informatique nominatif soit constitué
pour d'autres raisons que celles prévues lors de la récupération
des données auprès du public. Lorsque la SNCF demande à
ses clients leur adresse électronique pour leur envoyer la
confirmation de leur réservation, elle n'a pas leur accord
explicite pour utiliser cette information à des fins commerciales
et, notamment, publicitaires.
Alors quand un spam est émis par un marchand de cul, par
un marchand de drogues à base de plantes, voire par une petite
entreprise démarchée par un autre voleur et qui se fait avoir,
ça reste du domaine de la simple connerie. Mais quand il est
envoyé par une entreprise publique, c'est tout simplement une
honte pour chaque citoyen. Par son comportement, la SNCF valide
des méthodes de marketing qui se situent à l'extrême limite
de la légalité en utilisant des techniques mises au point
par de petits arnaqueurs.
Nul n'est censé ignorer la loi (s'il a de quoi la payer...)
«Nul n'est censé ignorer la loi», dit l'adage, et pourtant
les textes de loi n'ont pas toujours été librement et gratuitement
disponibles. Lors de l'émergence des nouveaux moyens de communication,
l'État avait en effet confié à une entreprise privée,
OR Télématique, la publication des textes législatifs sur
tous les supports électroniques dans le cadre d'une concession
de service public.
Aussi, lorsque Christian Scherer, fonctionnaire au ministère
de l'Industrie, entreprit en 1996 de publier sur son site AdmiNet «des informations générales sur les institutions et services
publics français», il fut contraint de supprimer ces pages
en vertu de l'accord liant OR Télématique et l'État. Le
Secrétariat général du gouvernement et l'Assemblée nationale
l'accusaient «d'avoir utilisé son appartenance à l'administration
et quelques moyens internes dont elle dispose, pour avoir mis
gratuitement sur l'Internet à la disposition du public des
informations qui sont elles-mêmes dans le domaine public».
Il lui était notamment reproché d'avoir publié des extraits
du Journal officiel alors que OR Télématique s'apprêtait
justement à lancer un service Minitel reprenant les textes
du JO mais à neuf francs la minute (plus de cinq cents
francs l'heure). Après cette péripétie terriblement prévisible,
la seule source de droit sur l'Internet pendant un an fut le
site d'un étudiant en maîtrise de droit, Jérôme Rabenou,
qui avait saisi lui-même le contenu des principaux codes de
notre bonne république pour n'enfreindre aucun droit d'auteur.
La question bien sûr n'est pas tant d'accuser l'entreprise,
qui ne faisait que protéger son monopole octroyé par l'État,
que de s'interroger sur l'opportunité, à cette époque où
l'Internet était déjà très connu du public et des institutionnels,
de réserver à un service payant la publication d'une ressource
publique. Et à ce jour, quand on compare la qualité des outils
de recherche et d'indexation des textes européens - pour lesquels
il existe même un service d'aide à la recherche assuré
en direct par des humains - et celle des outils disponibles sur
un site comme www.legifrance.gouv.fr, techniquement géré
par la même OR Télématique, on ne peut que constater les
entraves mises à l'accès aux textes législatifs. Au moins
cet accès est-il enfin devenu gratuit. Pour le moment.
La Lyonnaise des zoos
La ménagerie de Suez n'abrite qu'un animal, mais ses noms sont
multiples: de Multicâble à Noos en passant par Cybercâble,
l'accès illimité à l'Internet de Suez aime se camoufler.
J'ai entendu parler d'un accès illimité à l'Internet par
le câble à la fin de 1995 par un ami qui travaillait sur
ce projet alors baptisé Multicâble. Il faut se souvenir qu'à
l'époque les modems les plus rapides allaient deux fois moins
vite que ceux qu'on regarde aujourd'hui comme les plus lents,
la promesse d'un accès permanent semblait alors la panacée.
D'autant plus que la connexion via un modem n'était considérée
que comme un pis-aller sans avenir et sans rapport avec la technique
décentralisée d'égal à égal qui constituait le réseau.
L'Internet par le câble représentait, pour des gens comme
moi, la promesse d'une réelle intégration du réseau dans
la société et d'une innovation sociale sans précédent.
Quelle ne fut pas ma déception lorsque, ayant pris contact
au nom de l'Association des utilisateurs d'Internet avec l'un
des responsables du projet, il me confirma que les débits prévus
étaient encore plus lents que ceux de nos vieux modems. Mais
surtout, «par décision politique», le futur réseau interdirait
toute connexion dite entrante: il serait formellement interdit
aux abonnés de faire de leur ordinateur un serveur. Les clients
pourraient se balader sur le Web, mais rien d'autre. La décision
venait, selon ce responsable, d'un «sondage américain qui
affirmait que la ménagère de moins de cinquante ans voulait
un accès au Web et rien d'autre». Pour moi, cette décision
s'explique plus simplement par des préoccupations commerciales
de la part de France Télécom qui n'a aucun intérêt à
offrir au grand public des solutions techniques qui lui permettraient
de se passer de ses services.
Une technique qui aurait permis à la France d'entrer de plain-pied
dans l'ère de l'information, en avance sur la plupart des autres
pays d'Europe, a été volontairement bridée pour des raisons
purement mercantiles. Multicâble fut finalement commercialisé
deux ans plus tard, sous le nom de Cybercâble devenu entre-temps
filiale de Suez-Lyonnaise des eaux, mais l'interdiction de créer
des serveurs était toujours présente dans les contrats. La
qualité du service se révéla très vite exécrable, les
pannes s'accumulèrent parce que l'accord entre l'opérateur
du câble parisien et France Télécom n'autorisait pas le
premier à vendre de l'Internet sur l'infrastructure que lui
louait le second. Il fallut un an pour que les premiers clients
disposent enfin d'un service digne de ce nom qui se mit à fonctionner
fort bien dès que France Télécom obtint 41 % des parts
de Cybercâble... Il n'empêche qu'après la phase de lancement,
Suez fut contraint de suspendre la commercialisation de son «
service d'accès illimité» (mais contractuellement bel et
bien limité) en raison des pannes à répétition de son
réseau tout neuf.
Les abonnés de la première heure furent bien surpris lorsque,
juste avant sa réouverture, la vitesse du service fut arbitrairement
divisée par quatre alors que le prix restait le même. Au
même moment, le nouveau partenaire de Cybercâble, France
Télécom, annonçait l'ouverture prochaine de l'ADSL dont
la vitesse allait être, mais il s'agit bien sûr d'une simple
coïncidence, exactement la même que la nouvelle vitesse
arbitrairement limitée du câble.
C'est là que se mesure l'inertie d'une entreprise habituée
aux marchés publics de grande envergure et dont toute la culture
est à l'opposé de celle de l'Internet qu'elle se targue de
vendre, car lorsque les clients se sont aperçus de la supercherie
et qu'ils ont commencé à protester, Suez leur a répondu
que si le service était à ce point revu à la baisse, c'était «parce que les clients abusaient de l'accès illimité à
l'Internet». L'extraordinaire notion «d'abus de l'infini» venait
d'être inventée certainement à la grande joie des générations
futures de mathématiciens!
La réaction de cette multinationale à la constitution d'une
association d'usagers dénonçant la dégradation de la qualité
du service (Luccas) permet de mesurer l'étonnante inadéquation
des géants du passé au nouveau monde dans lequel ils veulent
pourtant prospérer. Plutôt que de s'expliquer honnêtement
avec les utilisateurs mécontents et de faire des gestes commerciaux,
le vendeur d'eau contre-attaqua sur le thème «ceux qui demandent
le rétablissement du service prévu et annoncé dans les
publicités sont des pirates».
Il ne restait alors plus pour la petite association qu'à médiatiser
son problème et à porter l'affaire devant la justice4.5. Une
justice qui s'éternise, au grand plaisir de Suez, sans doute,
qui espère bien que l'association Luccas s'essouffle, comme
elle espérait que jamais ne soient réunis les soixante-dix
mille francs nécessaires aux frais d'expert (un expert nommé,
bien sûr, à la demande du mastodonte, on se demande pourquoi)
et qui furent pourtant réunis en quelques jours4.6.
Le premier résultat de cette escroquerie a été le changement
de nom: l'offre Internet de la Lyonnaise des eaux tant décriée
dans la presse et devenue Noos, victoire symbolique pour les
usagers. Comme quoi, même quand on est très gros, dans le
monde de l'Internet il vaut mieux se méfier des petits.
Philippe Val est un homme politique
Les hommes politiques n'aiment pas l'Internet et pourtant ils
affirment qu'ils l'adorent. Bien souvent, ils ne savent pas vous
dire pourquoi ils n'apprécient pas cet objet étrange qu'ils
ont tant de mal à cerner, ils affirment fréquemment qu'ils
soutiennent son développement mais que, quand même, il faudrait...
Bizarrement leurs «mais» conduisent toujours à la disparition
de tout ce qui fait l'originalité et la valeur du réseau,
notamment la possibilité pour tous de s'exprimer en public
sans aucun filtre. Autrement dit, quand un politique dit qu'il
aime bien l'Internet, c'est qu'il rêve d'en faire autre chose
que ce qu'il est.
Au moins Philippe Val, rédacteur en chef de Charlie Hebdo,
est plus clair, il n'aime pas l'Internet et l'écrit haut et
fort. Dans un éditorial au vitriol4.7, il a expliqué pourquoi,
selon lui, l'«Internet, c'est la Kommandantur du monde ultralibéral» et «un piège séduisant par sa facilité de diffusion,
mais mortel pour ce qui est diffusé». Philippe Val n'aime
pas non plus les internautes présents sur la Toile: «Qui
est prêt à dépenser de l'argent à fonds perdus pour avoir
son petit site personnel? Des tarés, des maniaques, des fanatiques,
des mégalomanes, des paranoïaques, des nazis, des délateurs
qui trouvent là un moyen de diffuser mondialement leurs délires,
ou leur haine, ou leurs obsessions.» User d'un droit supposé
fondamental c'est donc être un nazi paranoïaque, taré,
maniaque, mégalomane et fanatique.
Il faut dire que Philippe Val a ses (mauvaises) raisons. Alors
que je m'étonnais du ton de forcené utilisé dans cet éditorial
pour parler (entre autres) de moi et de mes camarades, un ami
collaborateur du journal m'a décrit la crise de nerfs de notre
petit (rédac) chef quand il a lu sur www.uzine.net un article
consacré à l'échange de publicité entre Charlie et Libération.
Un échange présenté par Philippe Val comme un copinage
de bon aloi mais qui reste quand même une première pour un
hebdomadaire se voulant «sans pub» et «indépendant». Qu'on
se le dise, on ne se moque pas de Philippe Val sans risque. La
preuve: tous ces noms d'oiseaux lancés à l'Internet et ses
utilisateurs ne s'expliquent que parce que Philippe Val n'a pas
pu admettre d'être ainsi critiqué par des inconnus sur un
média sans médiateur ni politique éditoriale. Un média
sur lequel n'importe qui peut dire ce qu'il pense de Philippe
Val est un mauvais média.
Nos hommes politiques, eux non plus, n'aiment pas être critiqués
en public, et encore moins quand l'attaque fait mouche. Quand
on touche de trop près le point sensible, il n'est plus question
de tendresse pour ce bon public de l'Internet qui permet à
nos entreprises de trouver de nouveaux terrains de croissance,
et la critique de cette horreur qui permet tout et n'importe
quoi l'emporte. Michel Caldaguès est sénateur de Paris. Lorsqu'il
était maire du 1er arrondissement de la capitale, il a eu
maille à partir avec une association de quartier, le collectif
Quartier des Halles, qui avait eu la bonne idée d'ouvrir un
site web pour dire tout le mal qu'elle pensait de l'action du
maire. Vraisemblablement peu ouvert au débat, Michel Caldaguès
a très vite assimilé les critiques de ses administrés internautes
à de la diffamation en ligne, contre laquelle, se lamentait-il,
il ne pouvait rien faire. C'est du moins ce qu'il a affirmé
le 29 mai 2000 lors d'une séance publique au Sénat pour justifier
un amendement dont il était l'auteur et qui instaurait une
censure de la part des hébergeurs. Sauf que, le 10 mars 1999,
Michel Caldaguès avait bel et bien déposé plainte contre
l'animateur du collectif pour diffamation, lequel a été condamné.
En résumé, en public Michel Caldaguès tient un discours
alarmiste pour faire voter des lois liberticides mais, en privé,
il se satisfait très bien des lois existantes parfaitement
efficaces. Il n'est pas question de protéger la liberté d'expression
alors qu'elle permet qu'on diffame un sénateur.
Est-il pourtant si anormal qu'un outil, en dehors de la presse
et des médias audiovisuels classiques, permette à tout citoyen
de prendre la parole? Est-il si délirant de penser qu'un tel
média ne peut être régi ni par la loi sur la presse (qui
fut édictée en 1881, rappelons-le, et qui concerne en premier
lieu les journaux et les journalistes) ni par la loi sur l'audiovisuel
qui définit les droits et les devoirs de ceux qui utilisent
quelques rares fréquences hertziennes? Au regard de l'importance
potentielle de l'Internet, qui offre pour la première fois
l'accès à un droit défini comme fondamental dans toutes
les démocraties, est-il acceptable qu'on ignore la nouveauté
sociale et qu'on limite la liberté de tous les citoyens, fût-ce
au prix de quelques débordements limités comme celui que
dénonce ce brave sénateur?
Mais c'est à Françoise Giroud que revient le prix de la clarté.
Pas de langue de bois chez elle quand elle affirme, dans le Nouvel
Observateur: «L'Internet est un danger public puisque ouvert
à n'importe qui pour dire n'importe quoi.» Le problème avec
les citoyens, c'est qu'ils sont n'importe qui et c'est absolument
insupportable de se faire traiter de con par n'importe qui quand
on n'est pas soi-même n'importe qui.
Outre les penseurs qui n'aiment pas qu'on puisse penser sans eux,
outre les journalistes qui n'aiment pas qu'on puisse s'informer
sans eux, il faut compter avec les résistances de ces associations
dont le seul rôle social est un rôle de représentation.
Dans le monde d'avant l'Internet, la société avait besoin
de porte-parole puisque la pénurie des moyens d'expression
limitait de facto l'expression de tout le monde. Il fallait
des représentants, il n'en faut plus aujourd'hui. Comment s'étonner
alors que tous ceux qui font profession de représenter le peuple
et de s'approprier ses opinions pour construire leurs discours
soient farouchement opposés à ce que l'Internet donne la
parole à «n'importe qui»?
Tous des dinosaures!
Tous ces gens ne sont pas des incompétents dans leur domaine.
Ce sont juste des dinosaures qui ont appris ou apprendront, à
leur corps défendant, une nouvelle logique.
Dans un monde ancien fondé sur des structures pyramidales,
il était de bon ton pour une entreprise de modifier sans préavis
les services fournis aux clients. Il était de bon ton de faire
taire le petit peuple dans ses velléités de rendre service
à la communauté sans réfléchir à la problématique
commerciale d'une entreprise, qu'elle soit publique ou privée.
L'Internet tend à rendre la parole à tous et quand on perd
le monopole de la parole, on perd aussi une bonne partie de son
pouvoir vertical. Bien des dinosaures ont du mal à intégrer
ce fait nouveau dans leur vision du monde. Ceux qui n'y parviendront
pas devront peut-être laisser leur Safrane à leurs successeurs!
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