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L'invention du téléporteur

Comme tout le monde, j'ai vécu la révolution sociale qu'a été l'invention du téléporteur, ce gadget formidable qui permet de se déplacer instantanément d'un point à l'autre du globe.

Depuis la mise en vente des premiers téléporteurs, la vie a changé: les routes se transforment progressivement en champs inutiles où rien n'arrive à pousser, les voitures rouillent dans de vieilles décharges et toutes les industries du transport se sont effondrées. Les prix des biens manufacturés ont été divisés par dix grâce à la disparition des intermédiaires, des stocks et des frais de port. Les pays sous-développés reçoivent enfin de l'aide alimentaire directement et presque gratuitement. Les frontières ont disparu et les États, déjà fragilisés par la mondialisation des marchés, ont perdu encore davantage du peu de pouvoir qui leur restait. L'argent n'existe quasiment plus que sous sa forme électronique puisque n'importe qui peut se téléporter directement dans les coffres des banques et, bien sûr, la coopération judiciaire mondiale a connu plus de progrès en trois ans que jamais auparavant.

Tout cela n'a pas été sans douleur. La prise de conscience fut brutale. Il aura fallu des débats mondiaux, organisés à une échelle sans précédent, pour poser les fondements de ce nouveau «vivre-ensemble». Enfermés dans leur logique électoraliste, les hommes politiques n'ont pas su réagir à ce bouleversement, les plus timorés d'entre eux allant jusqu'à souhaiter réglementer, voire interdire, l'usage des téléporteurs. Et pourtant, ces machines permettent la liberté de tous les mouvements telle qu'elle est définie dans la Déclaration universelle des droits de l'homme.

Ces débats ont permis de créer une société nouvelle dans laquelle nous vivons aujourd'hui, avec des lois transnationales, une coopération plus grande entre les citoyens et une meilleure diffusion de toutes les cultures. Ainsi, l'émergence d'un melting-pot mondial effaçant histoire et culture a pu être évitée.

Stop!

Arrêtons la science-fiction. Qu'on le veuille ou non, qu'on le présente comme un gadget ou comme un super-Minitel, l'Internet est aux idées, à l'information et à la culture ce que mon téléporteur imaginaire pourrait être aux biens matériels.

Un outil qui transforme la conservation et l'échange de l'immatériel est le contraire d'un jouet. Il nous force à établir une distinction nouvelle entre les contenus et les supports, à séparer l'œuvre de ses aspects matériels, à considérer le livre indépendamment du texte imprimé, la musique en dehors de la galette de vinyle ou de plastique brillant, les opinions sans les grands quotidiens. Les effets de l'Internet vont être tout aussi déstructurants pour notre monde que le serait ce téléporteur de rêve. Aujourd'hui encore, nous n'avons qu'une faible idée des révolutions que la généralisation de l'accès à l'Internet ne manquera pas d'entraîner.

L'Internet change notre rapport au monde parce qu'il remet en cause la notion même d'«intermédiaire». Comment La Poste ne pourrait-elle pas évoluer quand approche le jour où tout le monde aura un e-mail? Évidemment, les services de messagerie ne vont pas disparaître de sitôt (il faut bien assurer le transport des biens, surtout ceux commandés par Internet!...) mais, dans de nombreux cas, le courrier postal sera remplacé par son équivalent électronique. Il faudra donc gérer une forte décroissance du trafic qui se traduira inévitablement en termes humains et - qui sait? - peut-être par des reconversions dans l'infrastructure informatique mise en place pour fournir une adresse de courrier électronique à chacun. Mais les métiers du traitement du courrier sont bel et bien destinés à muer.

Tous les métiers liés aux supports matériels des biens immatériels sont condamnés à évoluer. Désormais, l'achat d'un logiciel, d'une chanson ou d'un texte sur l'Internet implique une livraison par courrier électronique, tout comme une commande sur le catalogue de La Redoute allait de pair avec une livraison par la poste. L'industrie du CD-ROM n'en a déjà plus pour très longtemps: à quoi bon payer un intermédiaire pour graver cinq mille CD d'un logiciel, façonner l'emballage et organiser la distribution du produit dès lors qu'il est possible de le vendre en direct? Les consommateurs ont tout à gagner de cette évolution car ils disposent ainsi plus rapidement que jamais du produit commandé qu'ils peuvent compléter à volonté par téléchargement, la maintenance étant assurée par e-mail. En prise directe avec ses clients, l'éditeur dispose en outre d'une source considérable d'informations.

Pourquoi conserver chez soi plusieurs centaines de disques quand, d'un simple clic, on pourra bientôt choisir d'écouter n'importe quelle chanson? La réponse à cette question explique bien des insomnies de certains industriels. Plus largement, tous ceux qui font profession d'intermédiaire entre un auteur et les consommateurs ont du souci à se faire. Le monde de l'édition (en particulier de l'édition musicale) va devoir s'adapter à la concurrence d'un nouveau support ne nécessitant ni usine, ni matériel, ni réseau de distribution. Les éditeurs devront vivre avec la concurrence d'auteurs qui peuvent désormais diffuser leurs œuvres (littéraire, musicale, graphique...) sans passer par leur intermédiaire. Il leur sera nécessaire de réapprendre un métier de sélection, de classement et d'aide à la création pour offrir aux artistes et à leur public une valeur ajoutée qui ne dépendra plus de leur seule puissance commerciale. Que vaut un réseau de distributeurs (une constituante jusqu'à présent essentielle aux grandes maisons de disques) quand n'importe quel site web peut justement distribuer un album dans le monde entier? Nous assistons peut-être à la fin des industries dont le seul rôle était de médiatiser un contenu sans autre talent que la puissance financière. Pour survivre, elles devront offrir bien davantage car dorénavant, avec l'Internet, l'auteur dispose de tous les moyens de sa propre médiatisation.

L'Internet citoyen

Toute la sphère du politique est elle aussi concernée par la révolution Internet puisque les partis politiques, les syndicats ou les associations, en somme toutes les structures dont le rôle est de représenter des mandants, vont avoir à redéfinir leur rôle. En effet, pourquoi me contenter d'être représenté par un tiers quand je peux m'exprimer, seul et sans assistance, à la face du monde? À l'inverse, pourquoi resterais-je confiné dans un rôle de représentant alors qu'il m'est possible d'agir et de m'exprimer seul et de réunir ponctuellement autour de moi tous ceux qui partagent les valeurs au cœur de mon action? Aujourd'hui, quand je me bats contre un projet de loi dont je crains qu'il n'entraîne une restriction des libertés publiques, je peux écrire une pétition ou prendre contact avec mes semblables. Leur aide me permet de convaincre davantage de monde, de réunir toujours plus de compétences, juridiques, rédactionnelles ou techniques, pour lancer, du jour au lendemain, un site qui réunira toutes ces bonnes volontés et agrégera au fur et à mesure nombre d'internautes. Pour le moment, j'ai besoin de cette aide car il faut convaincre les associations de défense des droits de l'homme de nous suivre dans notre combat. Mais combien de temps ces intermédiaires seront-ils encore utiles? En dehors de leur légitimité et de leur accès privilégié aux médias, qu'ont-ils à m'offrir? Leur habitude du discours politique? Oui, bien sûr, mais cette habitude-là s'acquiert aussi au quotidien. Leurs capacités à décoder le discours des pouvoirs publics, leur connaissance des rouages institutionnels? Tout cela appartient au domaine public, à la portée d'un groupe de pression constitué pour les besoins du jour et qui n'aura pas d'autre durée que celle du combat en cours.

Et demain? Pourquoi continuer à élire régulièrement des représentants? Noyés sous les dossiers, incapables de se déterminer en toute indépendance et obligés de se plier au plaisir du plus grand nombre, nos élus - quels qu'ils soient - pourront difficilement trouver des justifications à leur monopole de la parole publique et des décisions. Chaque citoyen, dûment informé par le Web, pourra donner son avis, nécessairement indépendant, pour participer aux décisions collectives. Comme une résurrection de l'agora athénienne. Quand je vois nos gouvernants agir de plus en plus souvent dans le sens du plus fort, j'en arrive à me demander si l'Internet n'est pas l'occasion rêvée pour assainir la démocratie en la débarrassant des démagogues de tous poils et en redonnant la parole au peuple tout entier.

La vraie nouvelle économie

Les conséquences de la montée en puissance de l'Internet peuvent également se faire sentir dans le monde de l'économie. Tout comme le téléporteur, il entraîne le prix des biens manufacturés vers la baisse. Internet reposant sur le principe du partage des ressources et de l'économie d'échelle, le coût du transport de l'information numérique est négligeable. Une même paire de fils de cuivre qui n'autorisait hier qu'un unique dialogue par téléphone permet aujourd'hui à des milliers d'ordinateurs d'échanger des données les uns avec les autres. Le prix à payer pour l'utilisation de ces fils diminue donc de façon considérable alors que leur débit augmente, permettant le transport de données complexes, y compris de la vidéo en temps réel, c'est-à-dire de la télévision par Internet. Ce qui hier nécessitait des émetteurs puissants et l'utilisation de fréquences hertziennes rares est d'ores et déjà à la portée d'une association de quartier et le sera, demain, à celle de tous les citoyens. Comment réagiront les télévisions lorsqu'elles devront partager la manne publicitaire, forcément limitée, avec la dernière Web-TV à la mode sinon en revoyant à la baisse le tarif de leurs écrans de publicité? D'où une baisse du prix des biens manufacturés.

Et la concurrence est mondiale. Quand une entreprise française de cinq employés peut proposer le même service qu'une entreprise américaine de plus de cinquante personnes, en ayant simplement un peu plus d'imagination ou une meilleure technique de partage des ressources, elle ne s'empare pas seulement de son marché national mais elle empiète également sur les parts de marché de l'entreprise américaine. Cette entreprise, menacée sur son propre marché, doit alors élever son niveau de service ou licencier pour diminuer ses charges. En tout état de cause, on entre de plain-pied dans la mondialisation, même dans les plus petites PME.

N'oublions pas les phénomènes boursiers. La Bourse a longtemps (et encore trop souvent) valorisé une net-entreprise en fonction du nombre de ses clients plutôt que de sa rentabilité, pariant sur un succès futur. Les dirigeants de ces start-up ont préféré vendre à perte pour gagner des clients plutôt que de chercher l'équilibre financier, en espérant un jour rester seuls sur leur créneau commercial. Les actionnaires ont cru tout avoir à gagner avec cette stratégie, pour peu qu'ils aient vendu leur participation avant qu'il ne soit trop tard ou qu'un concurrent n'ait trouvé un concept un peu meilleur. Les promesses d'un futur doré ont donc pris le pas sur les réalités comptables tant que la croissance de la clientèle était au rendez-vous, et ce rêve n'a pris fin, douloureusement, que lorsque cette croissance a cessé, ce qui était inéluctable.

Mais ce phénomène, s'il a été énormément mis en lumière lors de l'explosion de la bulle spéculative de la net-économie, ne lui est pas propre. C'est toute l'économie capitaliste qui a ainsi démontré sa faiblesse. Ce que l'Internet a démontré plus que tout autre, c'est qu'aucun système économique n'est viable s'il ne s'appuie que sur le marché. Tout simplement parce que le marché ne sait pas se réguler tout seul2.1. Sa prétendue autorégulation est en fait la soumission à la loi du plus fort qui implique la disparition de toute notion d'équilibre, pourtant indispensable à la survie de tous. Les accidents ferroviaires en Grande-Bretagne, les coupures de courant en Californie ou la situation désastreuse des compagnies aériennes depuis le 11 septembre 2001 témoignent des dangers de la vente à perte dans l'optique d'obtenir un hypothétique monopole. Capitaliser des pertes en faisant appel au public, abuser d'une position de monopole pour vendre de la merde en boîte, voilà les perversions d'un système prévu pour que se développent des activités rentables pour tous, et pas pour les seules entreprises. Résultat, soit tout le monde meurt dans l'attente d'un vainqueur, soit le gagnant est à ce point exsangue au terme du conflit qu'il trépasse au premier soubresaut économique. La Bourse aura-t-elle retenu la leçon? Les petits porteurs auront-ils appris à lire un dossier économique avant de croire aux châteaux en Espagne des entrepreneurs? J'en doute. Mais à force de reculer pour mieux sauter, en oubliant qu'il y aura toujours plus de perdants que de gagnants, le jeu boursier a bel et bien montré ses limites.

Sur l'Internet, de nombreux particuliers, par générosité ou passion de l'informatique, offrent gratuitement des services vendus par des entreprises commerciales. On ne compte plus les pages personnelles qui proposent un service de veille juridique ou des paroles de chansons. Des entreprises se retrouvent ainsi contraintes de réduire leurs prix ou d'améliorer leur offre, concurrencées qu'elles sont par des particuliers proposant de petits services qui, mis bout à bout, proposent une véritable solution de remplacement au système marchand. Aussi ce bénévolat va-t-il certainement créer une économie bien plus nouvelle que celle dont on nous a rebattu les oreilles ces dernières années.

L'Internet sans frontières

Dernière révolution dont les effets potentiels commencent à s'esquisser: l'effacement des frontières. On aura beau dire et beau faire, même si l'on envisageait, comme au G8 de juillet 2001, la mise en place d'une législation mondiale et d'une coopération judiciaire non moins planétaire, il sera toujours impossible pour un tribunal de la république islamique d'Iran de punir l'internaute français qui mettra en ligne des photos de sa petite amie dénudée. Même si un citoyen iranien porte plainte et même si la justice de son pays lui donne raison, il suffira au sympathique couple, si gentiment partageur, d'éviter les vacances sur les côtes du golfe Persique pour ne courir aucun risque. Et puisqu'il existe déjà des paradis numériques analogues aux paradis fiscaux, on imagine mal comment une telle justice mondiale - qui à mon sens est tout sauf souhaitable tant elle nierait les cultures et les histoires nationales - pourrait être efficace.

Cet exemple doit nous amener à réfléchir à nos réactions dans l'affaire Yahoo! Les États-Unis, pour des raisons tenant à la liberté d'expression, ne disposent pas de lois antiracistes. D'un point de vue américain, Yahoo! peut donc vendre aux enchères des croix gammées en toute légalité. Certes, notre culture et notre histoire justifient que nous n'acceptions pas de tels actes, choquants pour notre mémoire, mais nous n'avons pas à imposer notre système de valeurs à ceux qui ne le partagent pas. Un procès médiatisé à outrance peut être utile parce qu'il rappelle à tous les peuples du monde que notre passé nous a appris à nous méfier des extrémistes, mais rien ne justifie que l'on impose à autrui les mêmes limites aux libertés que celles que nous avons choisi de nous appliquer. Et nous ne serons pas toujours les plus forts pour contraindre d'autres nations à appliquer les décisions dictées par notre morale.

Mais surtout, le danger le plus important de ce genre d'attitude réside dans le fonctionnement de l'Internet qu'elle implique. Vouloir trier le contenu du Web, cela revient à élever des frontières artificielles dans un horizon jusque-là vierge de toute barrière. C'est ce qu'a tenté de faire le juge Gomez, juge des référés au tribunal de Paris, dans l'affaire Yahoo! en demandant que l'accès au site soit filtré selon des critères de nationalité. Autant demander la fin de l'Internet! On ne peut pas, on ne doit pas faire appliquer une peine sans prendre en compte son coût pour la société. Accessoirement, et c'est en tant que technicien que je parle, il est matériellement impossible d'élever quelque clôture que ce soit sur l'Internet sauf à interdire dans le même temps toute communication hertzienne, satellitaire ou filaire entre la France et les autres pays. C'est pour cette raison que j'ai refusé de participer au «comité d'experts» nommé par la justice pour trouver un moyen de faire appliquer la décision du juge Gomez.

On aura beau filtrer, écouter, réguler et limiter, les seuls à en souffrir seront les internautes amateurs respectueux des lois quand d'autres, plus débrouillards, connecteront leurs modems à des ordinateurs situés en dehors du territoire. Et parce qu'il est techniquement et moralement impossible de faire appliquer une loi nationale concernant l'Internet à un ressortissant d'un autre pays, l'Internet nous contraint à réapprendre la séparation entre jugement et peine, entre décision et application. Notre société a peut-être raison de chercher des responsables à tout ce qui la dérange, du maire imprévoyant au médecin incompétent, mais a-t-elle raison de vouloir aller au-delà du jugement en cherchant par tous les moyens à appliquer une décision inapplicable?

Face à tous ces changements inéluctables, force est de constater qu'aucun véritable débat n'a eu lieu. Alors qu'en dehors des strictes considérations économiques abordées jusqu'ici c'est la nature des rapports sociaux qui est mise en question, nul n'a vraiment pris conscience de l'importance de l'Internet. Comment se fait-il que les médias, les hommes politiques, les «intellectuels» se contentent de parler d'Internet comme s'il ne s'agissait que d'un gadget un peu évolué destiné à la vente par correspondance et à l'enseignement (et encore, il faut voir comment...)?

J'espère pouvoir apporter quelques réponses à ces questions et, surtout, engager une réflexion pour que nous comprenions tous notre avenir numérique.



Notes

2.1
En ce sens, on lira avec profit Michel Henochsberg, La Place du marché, Denoël, 2001.

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laurent@brainstorm.fr