[] [] [] []
Chapitre suivant: L'invention du téléporteur Retour au début: Sommaire Chapitre précédent: Sommaire   Table

Je suis un voleur

Un Voleur. Comment nommer autrement l'un des premiers particuliers en France à s'être procuré un accès à Internet1.1? En 1994, usurpant les habits d'expert en télécommunication, ce que je n'étais pas encore, j'ai obtenu d'un informaticien d'une université parisienne qu'il me laisse accéder à l'Internet. En échange, je lui apportais mon aide - toute relative - à la construction d'un réseau destiné à permettre aux étudiants de travailler chez eux.

J'ai donc volé, je l'avoue, ce premier accès à un réseau qui restait pour moi un territoire quasi inexploré depuis mes premières visites en 1992, effectuées grâce aux obscures manœuvres d'un ami ou au piratage.

Ce vol me fut bénéfique, j'ai pu apprendre à utiliser un outil bien avant la majorité des informaticiens, prenant une avance confortable qui perdure encore aujourd'hui.

J'ai volé, mais je plaide la bonne foi. À cette époque personne autour de moi ne comprenait de quoi il s'agissait. Est-ce un vol que de s'emparer d'un objet auquel nul ne s'intéresse? Cet accès qui n'était à la portée que de quelques étudiants d'universités pilotes, cet accès qu'une petite entreprise d'informatique ne pouvait s'offrir à un prix raisonnable, je l'ai volé et je n'en ai pas honte.

Pour mes proches, je ne suis pourtant qu'un «technicien de surface de l'informatique». Informaticien programmeur, associé d'une toute petite société de services informatiques, j'ai toujours été passionné par les réseaux télématiques. Une passion qui m'a valu, en 1986, d'être le premier inculpé pour le piratage d'un ordinateur en France, piraté à partir d'un Minitel, certes, mais après tout, on a les gloires qu'on peut. Comme il n'existait pas encore de loi contre le piratage informatique, j'ai été inculpé de vol d'énergie. Tout cela s'est terminé par une relaxe mais, quand même, voilà de quoi lancer une belle carrière de voleur!

En effet, comment nommer autrement quelqu'un qui a constitué une bonne part de son carnet d'adresses professionnel en participant à des associations? On a l'impression d'agir bénévolement pour le bien du plus grand nombre, mais on se fait surtout connaître et, peu à peu, les clients sont attirés par cette visibilité. Bien sûr, toute personne dont l'activité professionnelle rejoint la sphère associative se retrouve un jour ou l'autre face à sa conscience. Il en est de même, je suppose, pour un avocat qui trouve un client par le bouche à oreille des exclus auxquels il apporte tous les jours une aide bénévole. J'ignore ce que lui dicte sa conscience, mais je sais que la mienne n'est pas tranquille.

Aujourd'hui encore, mes activités continuent de me faire gagner de l'argent avec Internet à l'heure de la chute du Nasdaq. Comment peut-on gagner quand tout le monde perd, si ce n'est en trichant?

Un voleur, c'est quelqu'un qui utilise à son profit le bien d'autrui. Pour moi, l'Internet est un bien public et, s'il peut servir de galerie marchande pour certains, il ne doit pas se limiter à un tel détournement. L'Internet doit d'abord et avant tout être l'outil qui, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, permet l'exercice de la liberté d'expression, définie comme un droit fondamental de l'homme.

Ce droit, tout garanti qu'il soit par nos États de droit, est resté théorique depuis sa proclamation. En France des lois protègent la liberté d'expression des syndicats et des journalistes mais il n'existe aucun texte qui permette au simple citoyen de saisir la justice pour atteinte à sa liberté. Quoi de plus normal puisque, avant Internet, cette liberté n'était à la portée que de quelques privilégiés? Le législateur les a protégés parce qu'eux seuls avaient besoin de cette protection. Il y a encore dix ans, aucun individu n'aurait pu disposer en tant que tel d'un moyen simple, rapide et financièrement abordable pour exposer ses œuvres ou ses idées à moins de gueuler dans la rue ou de s'élever petit à petit sur l'échelle sociale au point d'avoir l'oreille des médias. Il fallait se faire représenter par d'autres, qui disposaient, eux, d'un accès à l'expression publique. Mais tout cela n'était qu'ersatz. La seule liberté qui compte est celle qui est accessible à tous et je me fous de celles qui ne sont accordées qu'aux puissants ou à leurs représentants.

Internet permet donc à un nombre croissant de citoyens d'exercer leur droit fondamental à prendre la parole sur la place publique. De ce point de vue, il doit être protégé comme n'importe quelle autre ressource indispensable et pourtant fragile, comme l'eau que nous buvons tous les jours. Il ne peut être réservé à quiconque, ni être limité dans ses usages si ce n'est par le seul droit commun. Aucune législation d'exception ne doit interdire l'exercice de la liberté d'expression et, dès lors qu'elle a été rendue possible, les États se doivent de préserver l'outil commun devenu bien d'utilité publique. Et puisque j'utilise un bien public pour conduire mes propres combats, d'une certaine manière je me comporte encore une fois en voleur.

J'ai donc connu l'Internet un peu avant tout le monde, quand c'était encore le Far West, l'Eldorado, l'Utopie. À cette époque, le réseau était financé par de l'argent public (majoritairement américain), la vie était plus belle et le ciel électronique plus bleu. On travaillait tous ensemble, entre passionnés, à l'invention de nouveaux objets informatiques que même Microsoft ignorait, comme Linux ou le World Wide Web (vous savez, les trois w si fastidieux à taper dans l'adresse de vos sites de cul favoris...) qui n'existait pas encore et qu'aujourd'hui tout le monde confond avec le réseau.

Nous étions loin de penser qu'un jour nous aurions besoin d'une pléthore de juristes pour organiser le réseau. Qu'un jour, il faudrait des comités interministériels pour traiter de la question. Qu'un jour, il faudrait mettre noir sur blanc les quelques règles de savoir-vivre qui ne se nommaient pas encore la «nétiquette» et qui nous semblaient bien naturelles. Notre seule envie, c'était de partager cette formidable invention avec le plus grand nombre, d'en faire l'apologie, d'attirer de plus en plus de passionnés qui partageraient avec nous leurs compétences, leur savoir et leur intelligence.

Je me souviens qu'à cette époque, quand je disais «Internet», mes amis me regardaient comme si je débarquais d'une autre planète. Quand je transférais un fichier depuis un ordinateur du bout du monde jusqu'à ma propre machine - par des commandes cabalistiques tapées à la main sous une interface utilisateur fonctionnant sans souris -, les informaticiens chevronnés assistaient à la démonstration comme s'il s'agissait d'un mauvais film: trouver le fichier prenait des heures, les vitesses de transfert étaient dignes d'un escargot malade et le fichier s'avérait trop souvent inutilisable... Pourtant, quand un pote entrait dans mon bureau, je lui montrais qu'en tapant une ligne de commande je pouvais partager, pour un prix ridicule, mon travail, mes connaissances, mes fichiers ou mes données avec des semblables dont j'ignorais tout et qui pouvaient habiter de l'autre côté de la rue comme à l'autre bout du monde.

En dehors de quelques autres passionnés, tout le monde se moquait de moi. J'avais beau leur dire que ce bidule allait révolutionner le savoir humain, ils me regardaient d'un air apitoyé et retournaient à leur travail. Dans le meilleur des cas on me disait avec une certaine lucidité: «C'est un truc de pirates.» Certains me demandaient à qui ça pourrait bien servir, en dehors des spécialistes de la télématique. D'autres m'affirmaient que le partage volontaire et gratuit de ressources n'aurait par définition aucun avenir économique. On me demandait parfois qui pouvait oser fournir un service aussi lamentable. Et quand j'expliquais que tout était entièrement décentralisé, avec pour seule coordination le volontariat et la bonne volonté de tous, les mêmes me répondaient que ça ne pourrait jamais fonctionner à grande échelle.

Pourtant je m'obstinais, voyant dans cette esquisse de réseau qu'était le premier Internet une valeur potentielle énorme. J'avais vécu les premiers temps du Minitel, à l'époque où se développaient des messageries plus ou moins pirates sur des machines prévues pour n'offrir que des services bancaires. J'avais connu le besoin de communiquer, de parler avec des inconnus d'un bout à l'autre du pays en passant outre les barrières sociales et les générations. C'était avant que les marchands ne fassent du Minitel le sex-shop national. J'avais vécu l'espoir et la fin des radios libres, elles aussi étouffées par le marché. J'avais participé à l'explosion des BBS1.2, ces précurseurs des sites web sur lesquels on se connectait avec des modems dont la vitesse plafonnait dans le meilleur des cas à 2 400 bits par seconde, à comparer aux 56 000 bits que la technique permet aujourd'hui. J'étais déjà persuadé que la mise en réseau de tous ne conduirait pas au nivellement par le bas de nos cultures mais bien à l'accroissement du savoir de chacun, à l'ouverture aux autres. À un enrichissement tel qu'il valait bien que chacun donne tout ce qu'il pouvait en échange de tout ce qu'il recevait.

Avec l'arrivée de Internet, je me suis mis à espérer qu'il y ait suffisamment d'utilisateurs réticents à un usage purement commercial pour que jamais, plus jamais, les marchands ne puissent détourner l'outil du partage à leur seul profit. Nous étions déjà quelques-uns à refuser de nous limiter aux aspects fonctionnels de l'engin et à nous intéresser à la mise en relation des humains qui l'utilisaient. Chacun finançant une part de l'infrastructure globale, ce système permettait des économies d'échelle jamais atteintes jusque-là dans le domaine de la communication. Ce que la radio n'avait pas permis parce que les fréquences étaient rares, ce que le Minitel n'avait pas autorisé à cause de la mainmise d'un opérateur unique, ce dont les BBS ne pouvaient être qu'une esquisse, limités qu'ils étaient par leur très faible nombre d'utilisateurs, Internet le rendait soudainement possible. Un tel réseau décentralisé et ouvert à l'infini nous permettait d'assouvir notre besoin de retrouver enfin un contact humain avec des semblables repliés sur eux-mêmes.

Comme tout visionnaire qui se respecte, je me suis heurté à l'incrédulité générale et si quelques-uns de ceux que je rencontrais par le réseau ne m'avaient conforté dans mon idée, sans doute aurais-je cessé d'y croire, moi aussi. Et puis, un beau jour, le Web est arrivé, et avec lui les premières images, les premiers outils de navigation à la souris, les premiers liens hypertextes. Ce qui n'était, à mes yeux, qu'un décor en trompe-l'œil semblait enfin provoquer chez mes amis un frémissement, une envie d'en savoir plus. Cette nouvelle convivialité rendait certes mon écran un peu plus sexy, les contenus mis en pages et illustrés étaient plus lisibles et la fausse nouveauté de l'hypertexte (qui existait sous une forme ou une autre depuis longtemps) facilitait la «navigation». Mais, de mon point de vue de technicien, le Web ne présentait qu'une apparence de nouveauté et j'ai mis des années à admettre que quelques zigouigouis graphiques puissent à ce point changer l'appréhension des choses.

Les mêmes qui se moquaient de moi lorsque je leur montrais l'ébauche d'un dictionnaire mis en ligne par des bénévoles s'ébahissaient tout d'un coup devant des reproductions infâmes de tableaux de maîtres sur un écran minuscule grâce au tout nouveau et cependant très fruste Mosaïc (l'ancêtre de Netscape et d'Internet Explorer). L'image changeait tout. Utiliser la souris pour faire apparaître une nouvelle image venue du bout du monde était une magie sans cesse renouvelée. Les idées commençaient à foisonner, le besoin «d'en être» commençait à poindre. Et du jour au lendemain, tout le monde s'est mis à parler d'Internet à tort et à travers.

Je me souviens d'un déjeuner au restaurant avec des collègues à la fin duquel les occupants d'une table voisine - des journalistes d'Actuel - nous ont abordés pour nous poser des questions stupides sur le piratage, l'«underground» du Net et ses acteurs. Ces journalistes étaient très étonnés que nous nous cantonnions à des considérations techniques alors qu'ils étaient avides d'anecdotes sur la vie quotidienne d'un internaute.

Dans ces premiers temps de l'Internet grand public, j'entendais n'importe quoi autour de moi. Tout le monde semblait avoir quelque chose à dire. Tout le monde... sauf ceux qui étaient là depuis le début et qui savaient vraiment de quoi il était question. Je n'ai jamais compris le Web. Aujourd'hui encore, je préfère me contenter de mes vieux outils, de mes interfaces sans souris et sans images. Le Web, pour moi, ce n'est qu'une affaire de marketing, un produit qui a enfin donné envie au plus grand nombre de nous rejoindre sur notre terrain de jeu. Il n'est, par nature, qu'un outil de plus donnant accès aux ressources en ligne. À ce titre, les limites qu'il pose à l'interaction entre le visiteur et le contenu le rendent beaucoup moins intéressant que les forums de discussion ou même que le courrier électronique.

Pour moi, le Web n'est que le parent pauvre de l'Internet. Il contribue davantage à limiter la curiosité qu'à accroître la connaissance, tant les liens hypertextes cultivent une certaine paresse chez l'utilisateur moyen soucieux de ne naviguer qu'avec sa souris. Il n'est pas bien organisé. On n'y trouve que trop rarement ce que l'on cherche. Il diffuse l'information, mais la télévision et la radio la diffusent bien mieux que lui et plus largement. Il lui manque toute l'interaction instantanée qui rend si passionnante l'aventure du partage. Je ne m'en sers que pour monter des sites qui permettent à des amis d'exprimer leurs opinions. Ce qui me passionne, c'est de les aider à accéder à l'Internet. Ce que j'aime par-dessus tout, c'est leur donner la parole. Lire leurs pensées m'est accessoire. Au fond de mon cœur, je reste encore un technicien de l'ombre dont la raison d'être est de donner la parole, pas de la prendre.

Depuis le début de mon implication dans l'aventure d'Internet, j'ai été sollicité par des ministres (rarement), par des commissions (plus souvent) et des journalistes (beaucoup plus). Je suis même passé à la télévision (deux fois). En 1995, j'ai créé la première association d'utilisateurs de l'Internet1.3. Je l'ai quittée en 1997 pour divergence d'opinions. Depuis, j'ai participé au premier magazine consacré au réseau, le défunt Planète Internet, en tant que billettiste et comme contrepoids aux marchands et aux publicitaires qui faisaient vivre ce journal. À mon corps défendant, j'ai également été à l'origine de la création de l'École ouverte de l'Internet1.4 en 1998, à une période où le gouvernement ne souhaitait pas prendre en charge la formation des citoyens à l'utilisation du Net. Ma discrète renommée m'a fait nommer membre fondateur de diverses associations consacrées aux logiciels libres et maintenant, je suis devenu une espèce de dinosaure malheureusement incontournable lorsqu'il est question de l'Internet. Les journalistes connaissent mon téléphone et l'utilisent abondamment lorsque l'actualité se tourne vers le réseau. J'ai certes publié quelques textes dans Le Monde ou Libération mais qui suis-je, à côté d'un Hervé Bourges, d'un Dominique Wolton, d'un François de Closets ou d'un Philippe Val? Qui suis-je pour oser leur dire qu'ils n'ont rien compris à l'Internet? Qu'ils ne savent pas de quoi ils parlent? Qu'ils donnent leur avis parce que leur métier est de donner leur avis, même s'ils se trompent?

Je suis donc un voleur. Mon métier, depuis que l'Internet est devenu «grand public», c'est d'en savoir le maximum sur ce réseau. De tout savoir de cet objet qui va révolutionner notre monde à un point dont nul aujourd'hui ne peut prévoir l'ampleur parce que nos sociétés ont à peine commencé à s'apercevoir de son importance. L'Internet est devenu mon métier. Et je connais mon boulot. Alors, pour une fois, vous lisez quelqu'un qui sait de quoi il parle, et pas quelqu'un qui ne sait que parler. Tous ceux qui savent ce qu'est l'Internet ne s'expriment guère que sur le réseau, laissant les vieux outils aux anciens bonimenteurs mais, aujourd'hui, c'est un nouveau venu qui utilise les anciens outils pour prendre la parole.



Notes

1.1
Dans l'éternel débat qui oppose les tenants de «l'Internet» à ceux qui défendent«Internet», mon parti pris est d'utiliser le premier lorsque je parle du concept de «réseau informatique global» et le second lorsqu'il s'agit de désigner le nom du réseau qui remplit ce rôle aujourd'hui.
1.2
Les BBS (bulletin board system) étaient des ordinateurs dont le modem était configuré pour répondre aux appels d'autres modems sur une ligne de téléphone normale ; ils permettaient l'échange de messages entre abonnés. À ce titre, ils peuvent être considérés comme les ancêtres des forums sur Minitel et les précurseurs de la télématique.
1.3
L'AUI dont le nom, Association des utilisateurs d'Internet, était un éloge à l'imagination.
1.4
http://www.ecole.eu.org.

[] [] [] []
Chapitre suivant: L'invention du téléporteur Retour au début: Sommaire Chapitre précédent: Sommaire   Table
laurent@brainstorm.fr